« Je voulais que la médecine sorte de l’hôpital et que les artistes y aient accès », explique la neuropsychiatre pédiatrique Michele Larose (RES MED 1990). Artiste multidisciplinaire diplômée de l’Université Curtin, en Australie, la Dre Larose a créé le programme d’artiste en résidence Michele Larose-Bibliothèque Osler par un premier engagement de financement de 30 000 $ en 2016.
Elle se dit ravie du travail de Stéphan Ballard, qui relie l’environnement très particulier de la chirurgie à plusieurs dimensions de l’histoire de l’art, et même à son aspect théâtral, explique-t-elle, mais sans perdre de vue les corps et la maladie. « Le résultat n’était pas du tout documentaire. Stéphan a posé un vrai regard d’artiste pour nous placer dans l’intimité de l’image. »
Selon Mary Hague-Yearl, directrice de la Bibliothèque Osler, l’œuvre de Stéphan Ballard s’inscrit tout à fait dans la volonté de rapprochement qui a motivé le legs fondateur de Sir William Osler (MDCM 1872). « Il avait exprimé le souhait que sa bibliothèque serve la communauté médicale au sens large. Et effectivement, ce genre d’exposition nous permet de lui rendre hommage en amenant ici des gens qui n’y seraient pas venus autrement. »
L’humanité profonde de la chirurgie
L’œuvre exposée juxtapose plusieurs séquences : reconstruction d’une main d’enfant, ablation d’une tumeur à la jambe, dissection de cadavre, opération à cœur ouvert et expérience de bio-ingénierie. Partout domine l’ambiance bleutée des blocs opératoires, que Stéphan Ballard fait contraster avec des détails qui ont attiré son regard, telles la gestuelle ou la tension des mains des chirurgiennes – des femmes, en grande majorité.
Le dialogue entre le passé, le présent et l’avenir est omniprésent. Ici, une vertèbre créée par impression 3D ou une batterie et des fils électriques permettant aux chirurgiens de s’assurer que les nerfs sont intacts. Là , des images anatomiques japonaises du 19e siècle ou des gravures du peintre allemand Albrecht Dürer, célèbre théoricien de la perspective décédé en 1528. Ou encore le détail d’un instrument chirurgical provenant de la Méditerranée orientale et vieux de dix siècles.
« Ses photos intègrent jusqu’aux croquis que les chirurgiens préparent pour planifier leur intervention, observe Michele Larose. J’en ai connu, des photographes médicaux, mais aucun qui prenait le temps de s’attarder à ce genre de détail. »
Mary Hague-Yearl souligne que les quatre laurĂ©ats prĂ©cĂ©dents avaient plutĂ´t Ă©tĂ© impressionnĂ©s par les spĂ©cimens pathologiques du MusĂ©e mĂ©dical Maude Abbott, Ă łÉČËVRĘÓƵ. « StĂ©phan, lui, s’intĂ©ressait davantage Ă la technique mĂ©dicale, mais sa dĂ©couverte du contexte historique disponible dans notre bibliothèque a donnĂ© une nouvelle orientation Ă son travail. »
Ce dont convient le photographe : « Jusqu’au 20e siècle, les liens étaient très forts entre les artistes visuels et les chirurgiens. D’abord parce que les chirurgiens se référaient à des planches anatomiques qui étaient de véritables œuvres d’art. Et aussi parce qu’aux 18e et 19e siècles, les écoles de médecine ouvraient leurs classes d’anatomie et de dissection aux artistes pour leur permettre d’améliorer leur représentation du corps. »
Coup de foudre chirurgical
Stéphan Ballard, qui a grandi dans le laboratoire photographique de son père, a étudié la photo et le design artistique à l’Université Concordia de 1989 à 1993, à l’époque où la photo quittait le royaume de la chimie pour celui du numérique. Il a approfondi son art grâce à une résidence d’artiste à Banff, en 1996. Durant les trois ans qui ont précédé la pandémie de COVID-19, il a travaillé comme directeur photo sur un très gros projet d’animation image par image à l’Office national du film.
Ayant pris un boulot de photographe médical au CHU Sainte-Justine pendant la pandémie, il y découvre l’univers de la médecine et plus particulièrement de la chirurgie – « un coup de foudre professionnel.»
Au lieu de se borner aux protocoles techniques prescrits par l’administration médicale, Stéphan Ballard voit son côté créateur prendre le dessus. Avant même d’être nommé artiste en résidence en 2023, le photographe explore le moyen d’illustrer de manière immersive le milieu fascinant et surchargé des blocs opératoires. Ce qui l’amène d’abord à développer plusieurs techniques afin de mieux rendre l’ambiance.
« Habituellement, les photos d’interventions chirurgicales donnent l’impression que l’environnement est plutôt sombre, alors qu’en réalité, c’est très clair. C’est parce que la caméra, contrairement à l’œil humain, ne peut pas recevoir toute la lumière, mais j’ai trouvé le moyen de niveler la lumière et de capter tout le spectre en superposant les expositions », résume-t-il. Un travail de moine qui demande une trentaine d’heures de travail pour chaque panorama. « Mais c’est ça, justement, qui fait ressortir le beau. »
Pour Michele Larose, ce travail s’inscrit parfaitement dans l’esprit du programme qu’elle a créé, qui vise à briser le huis clos hospitalier. « Il s’agit d’offrir à la médecine un regard sur elle-même qui est autre que politique. Je veux ouvrir la médecine à ses images, à sa sémiotique, au monde de l’art. »
Cette idée, explique-t-elle, découle d’une conversation avec un de ses professeurs d’art et mentors en Australie, le sculpteur Rodney Glick. « Je cachais à tout le monde que j’étais psychiatre, mais il l’avait appris. Je lui ai parlé de la manière dont on pouvait utiliser l’art en tant que psychiatre, mais il m’a provoquée en me disant : “Mais la médecine, elle, qu’est-ce qu’elle peut faire pour l’art?” »
Revenue à Montréal en 2006, la Dre Larose a cherché pendant dix ans la manière de concrétiser cette vision, sans recevoir d’écho favorable, jusqu’à ce qu’elle tombe sur la Bibliothèque Osler d’histoire de la médecine.
William Osler a Ă©tudiĂ© et enseignĂ© Ă łÉČËVRĘÓƵ avant d’intĂ©grer l’UniversitĂ© de la Pennsylvanie, puis d’être recrutĂ© parmi les professeurs fondateurs de l’École de mĂ©decine Johns Hopkins et comme mĂ©decin en chef de l’HĂ´pital Johns Hopkins, Ă Baltimore. C’est toutefois Ă Oxford, oĂą il a terminĂ© sa carrière comme professeur de mĂ©decine RĂ©gius, qu’il a rassemblĂ© la plupart des livres qui constituent la collection d’origine de la Bibliothèque Osler. Il est entre autres passĂ© Ă la postĂ©ritĂ© grâce Ă son manuel, devenu un classique de la mĂ©decine traduit dans plusieurs langues.
Comme l’explique Mary Hague-Yearl, le projet de Michele Larose est parfaitement cohérent avec le souhait d’Osler, dont le legs stipulait que la bibliothèque devrait être accessible aux étudiants ainsi qu’à ses collègues canadiens-français. « William Osler était le fils d’un missionnaire qui travaillait auprès des communautés coloniales du Haut-Canada. Ses enseignements mettaient l’accent sur l’humanité de chaque patient. Il était très conscient du danger de réduire le patient à un problème scientifique ou technique. »
Cette exposition aura plusieurs suites, puisque Michele Larose et la Bibliothèque Osler d’histoire de la médecine viennent de renouveler leur entente pour encore cinq ans. « Nous préparons déjà le prochain appel de candidatures », dit Mary Hague-Yearl.
Stéphan Ballard, lui, continuera dans la veine médicale puisque sa fréquentation de la Bibliothèque Osler l’a amené à réaliser l’absence quasi totale d’étude artistique de la chirurgie depuis le début du 20e siècle. « Il n’existe pas d’ensemble cohérent, sauf peut-être aux États-Unis », dit-il.
Dans le cadre d’un de ces projets, il espère pouvoir consulter une vaste collection de photos médicales de l’Université Yale. Il aimerait également photographier les chirurgiens cubains au travail de même que les salles robotisées au Japon.
« Les chirurgiens vont vous dire qu’un bloc opératoire est organisé selon le gros bon sens, mais ce qui me frappe, c’est que le résultat est naturellement postural, presque chorégraphié. Et il n’y a personne qui travaille là -dessus. »