Annie Ernaux
(1940-...)
Dossier
Le roman selon Annie Ernaux
Le roman selon Annie Ernaux, par Thomas Mainguy, 19 avril 2010 |
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Dans un entretien avec Annie Ernaux, Isabelle Charpentier rapporte 脿 l'茅crivaine qu'une de ses lectrices fid猫les, enseignante de surcro卯t, lui avait confi茅 : 芦 Annie Ernaux, c'est Bourdieu en roman. 禄 Ernaux de r茅pondre : 芦 脡videmment, le terme 鈥渞oman鈥 ne va pas, mais je pense qu'elle voulait dire 鈥渆n litt茅rature鈥, 鈥渄ans une forme litt茅raire鈥濃 禄 (Ernaux, 2005, p. 172) Ce petit extrait me permet de formuler trois remarques. La premi猫re concerne la r茅ception de l'茅crivaine, puisqu'une lectrice loyale et renseign茅e parle d'elle comme d'une romanci猫re. 脡videmment, son commentaire n'est peut-锚tre pas savamment r茅fl茅chi, or il demeure que l'on assimile encore parfois Ernaux au genre du roman. La r茅action de l'auteure indique toutefois qu'elle refuse l'茅tiquette de romanci猫re. Ma deuxi猫me remarque consiste 脿 pr茅ciser qu'en raison de ce refus, elle ne s'est jamais attard茅e 脿 d茅finir un art romanesque. Compte tenu qu'Ernaux repr茅sente un cas limite, j'esp茅rais mettre 脿 profit l'ambigu茂t茅 g茅n茅rique de son oeuvre pour 茅clairer la pratique actuelle du roman. Il semble bien que de nombreuses figures majeures de la litt茅rature contemporaine aient pris leurs distances par rapport 脿 lui, qu'il s'agisse de Richard Millet, Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Pascal Quignard, mais aussi de quelques pr茅d茅cesseurs comme Julien Gracq et Louis-Ren茅 des For锚ts. Le cas d'Ernaux est aussi particulier en ce que la majeure partie de sa r茅flexion sur l'茅criture est incorpor茅e dans ses livres o霉 critique et cr茅ation participent d'un seul et m锚me mouvement. 脡tant donn茅 que les travaux du TSAR visent 脿 interroger le discours des romanciers sur le roman en dehors de leurs oeuvres narratives, j'ai donc eu principalement acc猫s 脿 la pens茅e litt茅raire de l'茅crivaine dans des entretiens. Ma troisi猫me remarque concerne le parall猫le 茅tabli avec Bourdieu. Il met en lumi猫re la forte influence de la sociologie sur l'oeuvre d'Ernaux, ce qu'elle assume sans g锚ne, alors qu'elle 茅prouve 芦 une r茅sistance 脿 la comparaison 禄聽 (Ernaux, 2004, p. 10) lorsqu'il est question d'autres 茅crivains.聽A priori, la sociologie et la litt茅rature sont oppos茅es en ce que la premi猫re tend vers le g茅n茅ral et la seconde vers le singulier. Et l'effort scientifique de la sociologie me para卯t plut么t incompatible avec la charge de myst猫re qui fonde l'aspect po茅tique de la litt茅rature et que toute oeuvre, 脿 sa mani猫re, cherche 脿 r茅v茅ler. Or, tout l'effort d'Ernaux tient 脿 la conjugaison de la litt茅rature, de la sociologie et de l'histoire, ce qui peut rappeler l'angle romanesque d'茅crivains comme Balzac, Zola, Proust et Romains. L'entreprise narrative d'Ernaux est du reste extr锚mement diff茅rente de celles de ces romanciers.
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Bibliographie
Ouvrages cit茅s |
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Cette bibliographie rassemble des entretiens et des pr茅faces o霉 Annie Ernaux t茅moigne de son parcours d'茅crivain. Ayant d茅laiss茅 le roman au profit de formes non fictives d猫s la fin des ann茅es 1970, ses propos sur l'autobiographie, la voix objective dans le r茅cit et le refus de la fiction au profit de la v茅rit茅 du langage permettent de r茅fl茅chir le romanesque par la n茅gative aussi bien que par la r茅sistance qu'ils lui opposent. |
Entretiens : 芦 Entretien avec Annie Ernaux 禄, dans Elise Hugueny-L茅ger,听Annie Ernaux, une po茅tique de la transgression, Berne, Peter Lang, coll. 芦 Modern french identities 禄, 2009, p. 207-225. L'茅criture comme un couteau, entretien avec Fr茅d茅ric-Yves Janet, Paris, Stock, 2003. 芦 La litt茅rature est une arme de combat... 禄, entretien avec Isabelle Charpentier, dans G茅rard Mauger (茅d.),听Rencontres avec Pierre Bourdieu, Broissieux, 脡ditions du Croquant, 2005, p. 159-175. Pr茅faces : 芦 脡crivaine devant ses critiques 禄, dans Sergio Villani (dir.),听Annie Ernaux, perspectives critiques, New York 鈥 Ottawa 鈥 Toronto, Legas, 2009, p. 9-10. 芦 Pr茅face 禄, dans Fabrice Thumerel (dir.),听Annie Ernaux, une oeuvre de l'entre-deux, Arras, Artois Presses Universit茅, 2004, p. 7-10. |
Citations
芦 Entretien avec Annie Ernaux 禄, dans Elise Hugueny-L茅ger,听Annie Ernaux, une po茅tique de la transgression, Berne, Peter Lang, coll. 芦 Modern french identities 禄, 2009, p. 207-225. |
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芦 Je pense qu'脿 cette 茅poque l脿 [celle de聽Les Armoires vides] j'avais besoin de la violence de l'茅criture, d'une 茅criture violente qui utilise beaucoup de la syntaxe populaire, des mots, je pense que j'avais vraiment besoin de 莽a. [...] Oui, il me semble que ce n'茅tait pas possible autrement. C'est toujours essayer de trouver un accord entre 鈥 de fa莽on g茅n茅rale, que les choses soient violentes ou pas 鈥 entre la sensation que procure le souvenir d'une chose, ou la vision r茅cente d'une chose, et la transcription 茅crite. Ce rapport, c'est difficile de dire en quoi il est bon, il est juste. C'est simplement qu'au moment de l'茅criture... Je le sens, oui, et surtout je sens quand il n'y est pas, que la chose 茅crite, ce n'est pas 莽a. 禄 (p. 212-213) 芦 Quand je fais des commentaires 脿 l'int茅rieur du texte sur l'茅criture, je suis en plein dans la pratique, au moment o霉 la chose se passe. Donc j'ai l'impression de saisir la v茅rit茅, comme 莽a comme pour le reste. 禄 (p. 224) |
L'茅criture comme un couteau, entretien avec Fr茅d茅ric-Yves Janet, Paris, Stock, 2003. |
芦 Mais le terme de "r茅cit autobiographique" ne me satisfait pas, parce qu'il est insuffisant. Il souligne un aspect certes fondamental, une posture d'茅criture et de lecture radicalement oppos茅e 脿 celle du romancier, mais il ne dit rien sur la vis茅e du texte, sa construction. Plus grave, il impose une image r茅ductrice : "l'auteur parle de lui". Or,听La Place,听Une femme,听La Honte聽et en partie聽尝'脡惫茅苍别尘别苍迟, sont moins autobiographiques que auto-socio-biographiques. 禄 (p. 21) 芦 D'une mani猫re g茅n茅rale, les textes de cette seconde p茅riode sont avant tout des "explorations", o霉 il s'agit moins de dire le "moi" ou de le "retrouver" que de le perdre dans une r茅alit茅 plus vaste, une culture, une condition, une douleur, etc. Par rapport 脿 la forme du roman de mes d茅buts, j'ai l'impression d'une immense et, naturellement, terrible libert茅. Un horizon s'est d茅gag茅 en m锚me temps que je refusais la fiction, toutes les possibilit茅s de forme se sont ouvertes. 禄 (p. 21-22) 芦 Dans le mot roman, je mettais la litt茅rature. La litt茅rature, 脿 ce moment-l脿, est repr茅sent茅e pour moi par le seul roman et celui-ci suppose une transfiguration de la r茅alit茅. Cette id茅e de transfigurer la r茅alit茅, donc de "faire de la litt茅rature", comptait beaucoup plus 脿 mes yeux que la possibilit茅 offerte par la fiction de se prot茅ger, de se masquer en disant "j'ai tout invent茅". 禄 (p. 26) 芦 Mais puisque je me pla莽ais dans l'颈苍迟别苍迟颈辞苍苍补濒颈迟茅聽d'un roman, je me suis octroy茅 le droit, sans m锚me me poser de questions, de modifier non seulement les noms, mais de cr茅er des personnages avec plusieurs 锚tres r茅els, la copine Monette par exemple, de changer les lieux. 禄 (p. 27) 芦 [...] la conception [de聽Ce qu'ils disent ou rien] rel猫ve encore plus de la fiction, puisque le sch茅ma n'est plus, comme dans le premier livre, celui d'une聽辩耻锚迟别, mais la rem茅moration des 茅v茅nements d'un 茅t茅. Pour moi, c'est vraiment un roman parce que j'ai eu le sentiment en l'茅crivant [...] de m'irr茅aliser dans une histoire, de (re)devenir cette adolescente, en combinant des choses de mon adolescence 脿 moi avec l'exp茅rience que j'avais des adolescents en tant que prof. 禄 (p. 28) 芦 Il y a pas mal de r茅cits autobiographiques qui donnent une insupportable impression de manquer la v茅rit茅. Et des textes dits romans qui l'atteignent. Cela dit, la fameuse phrase de Gide dans son聽Journal, sur le roman qui atteindrait "peut-锚tre davantage la v茅rit茅" est pur opinion, qui n'a pas emp锚ch茅 son auteur d'茅crire nombre d'oeuvres autobiographiques, d'ailleurs, mais que brandissent comme un dogme tous ceux qui sont hostiles 脿 ce genre d'茅crits. 禄 (p. 29-30) 芦 Pour revenir pr茅cis茅ment au "je" : avant tout, c'est une voix, alors que le "il" et le "elle" sont, cr茅ent, des personnages. La voix peut avoir toutes sortes de tonalit茅s, violente, hurlante, ironique, histrionne, tentatrice (textes 茅rotiques), etc. Elle peut s'imposer, devenir spectacle, ou s'effacer devant les faits qu'elle raconte, jouer sur plusieurs registres ou rester dans la monodie. 禄 (p. 30) 芦 En 1982, j'ai men茅 une r茅flexion difficile, qui a dur茅 six mois environ, sur ma situation de narratrice issue du monde populaire, et qui 茅crit, comme disait Genet, dans la "langue de l'ennemi", qui utilise le savoir-茅crire "vol茅" aux dominants. [...] Au terme de cette r茅flexion, je suis venue 脿 ceci : le seul moyen juste d'茅voquer une vie, en apparence insignifiante, celle de mon p猫re, de ne pas聽trahir聽[...], 茅tait de reconstituer la r茅alit茅 de cette vie 脿 travers des faits pr茅cis, 脿 travers les paroles entendues. [...] Il n'茅tait plus question de roman, qui aurait d茅r茅alis茅 l'existence r茅elle de mon p猫re. Plus possible non plus d'utiliser une 茅criture affective et violente, donnant au texte une coloration populiste ou mis茅rabiliste, selon les moments. La seule 茅criture que je sentais "juste" 茅tait celle d'une distance objectivante, sans affects exprim茅s, sans aucune complicit茅 avec le lecteur cultiv茅 [...] 禄. (p. 33-34) 芦 Avant d'茅crire, pour moi, il n'y a rien, qu'une mati猫re informe, souvenirs, visions, sentiments, etc. Tout l'enjeu consiste 脿 trouver les mots et les phrases les plus justes, qui feront exister les choses, "voir", en oubliant les mots, 脿 锚tre dans ce que je sens 锚tre une 茅criture ru r茅el. 禄 (p. 35) 芦 Ma m茅thode de travail est fond茅e essentiellement sur la m茅moire qui m'apporte constamment des 茅l茅ments en 茅crivant, mais aussi dans les moments o霉 je n'茅cris pas, o霉 je suis obs茅d茅e par mon livre en cours. J'ai 茅crit que la "m茅moire est mat茅rielle", peut-锚tre ne l'est-elle pas pour tout le monde, pour moi, elle l'est 脿 l'extr锚me, ramenant des choses vues, entendues [...], des gestes, des sc猫nes, avec la plus grande pr茅cision. Ces "茅piphanies" constantes sont le mat茅riau de mes livres, les "preuves" aussi de la r茅alit茅. Je ne peux pas 茅crire sans "voir", ni "entendre", mais pour moi c'est "revoir" et "r茅entendre". [...] Il me faut la sensation (ou le souvenir de la sensation), il me faut ce moment o霉 la sensation arrive, d茅pourvue de tout, nue. Seulement apr猫s, trouver les mots. Cela veut dire que la sensation est crit猫re d'茅criture, crit猫re de v茅rit茅. 禄 (p. 41) 芦 Je me consid猫re tr猫s peu comme un 锚tre unique, au sens d'absolument singulier, mais comme une somme d'exp茅riences, de d茅terminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec le monde (pass茅 et pr茅sent), le tout formant, oui, forc茅ment, une subjectivit茅 unique. Mais je me sers de ma subjectivit茅 pour retrouver, d茅voiler des m茅canismes ou des ph茅nom猫nes plus g茅n茅raux, collectifs. 禄 (p. 43) 芦 Faut-il se d茅terminer toujours par rapport au "roman" ? Ce qu'on appelle roman ne fait plus partie de mon horizon. Il me semble que cette forme a moins de v茅ritable action sur l'imaginaire et la vie des gens [...]. Les prix continuent de consacrer le roman 脿 tour de bras 鈥 ce qui est moins une preuve de sa vitalit茅 que de son caract猫re institutionnalis茅 鈥 mais quelque chose d'autre est en train de s'茅laborer, qui est 脿 la fois en rupture et en continuit茅 avec des oeuvres majeures de la premi猫re moiti茅 du XXe si猫cle, celle de Proust, de C茅line, les textes surr茅alistes. Je tiens聽Nadja聽pour le premier texte de notre modernit茅. 禄 (p. 55-56) 芦 Dans les propos courants sur les livres, le mot "roman" circule avec un sens de plus en plus 茅tendu. Il y a des d茅fenseurs hyst茅riques de la "fiction". Mais au bout du compte, le label, le genre, n'ont aucune importance, on le sait bien. Il y a seulement des livres qui bouleversent, ouvrent des pens茅es, des r锚ves ou des d茅sirs, accompagnent, donnent envie d'茅crire soi-m锚me parfois.聽Les Confessions聽de Rousseau,听Madame Bovary,听脌 la recherche du temps perdu,听Nadja,听Le Proc猫s聽de Kafka,听Les Choses聽de Perec, ont perdu depuis longtemps leur 茅tiquette, si tant est qu'ils en aient eu une. 禄 (p. 56) 芦 En ce qui concerne mon travail, le refus surr茅aliste du roman a renforc茅 le mien. D'une mani猫re g茅n茅rale, c'est la libert茅 formelle et la volont茅 d'agir sur la repr茅sentation du monde par le langage, beaucoup plus que des "mod猫les" de textes (m锚me si聽Nadja聽m'envo没te toujours), que je retiens du Surr茅alisme. 禄 (p. 72) 芦 脡crire est, selon moi, une activit茅 politique, c'est-脿-dire qui peut contribuer au d茅voilement et au changement du monde ou au contraire conforter l'ordre social, moral, existant. 禄 (p. 74) 芦 [...] lorsque j'ai commenc茅 d'茅crire, 脿 vingt ans, j'avais une vision solipsiste, antisociale, apolitique, de l'茅criture. Il faut savoir qu'au d茅but des ann茅es soixante, l'accent 茅tait mis sur l'aspect formel, la d茅couverte de nouvelles techniques romanesques. 脡crire avait donc pour moi le sens de faire quelque chose de beau, de nouveau, me procurant et procurant aux autres une jouissance sup茅rieure 脿 celle de la vie, mais ne servant rigoureusement 脿 rien. [...] C'est une p茅riode que j'ai appel茅e ensuite celle de "la tache de lumi猫re sur le mur", dans laquelle l'id茅al consistait pour moi 脿 exprimer dans la totalit茅 d'un roman cette sensation que donne la contemplation d'une trace de soleil le soir sur le mur d'une chambre. 禄 (p. 75) 芦 Il y a un aspect fondamental, qui a 脿 voir 茅norm茅ment avec la politique, qui rend l'茅criture plus ou moins "agissante", c'est聽la valeur collective聽du "je" autobiographique et des choses racont茅es. Je pr茅f猫re cette expression, valeur collective, 脿 "valeur universelle", car il n'y a rien d'universel. La valeur collective du "je", du monde du texte, c'est le d茅passement de la singularit茅 de l'exp茅rience, des limites de la conscience individuelle qui sont les n么tres dans la vie, c'est la possibilit茅 pour le lecteur de s'approprier le texte, de se poser des questions ou de se lib茅rer. 禄 (p. 80) 芦 En ce qui me concerne, la violence d'abord, exhib茅e, dans les premiers livres, puis retenue, comprim茅e 脿 l'extr锚me, plonge dans mon enfance, je le sens. Je sais qu'il y a en moi la persistance d'une langue au code restreint, concr猫te, la langue originelle, dont je cherche 脿 recr茅er la force au travers de la langue 茅labor茅e que j'ai acquise. Mon imaginaire des mots, je vous l'ai dit, c'est la pierre et le couteau. 禄 (p. 89-90) 芦 Je n'ai jamais eu le sentiment que ce savoir [celui de la critique: Blanchot, Barthes, Goldmann, Starobinski, Butor] enlevait quoi que ce soit 脿 l'oeuvre, "dess茅chait" mon go没t du texte, et j'y ai gagn茅, dans mon 茅criture, une forme de libert茅, de distanciation par rapport aux discours habituels, sur ce qu'est ou n'est pas la litt茅rature, 脿 l'esp猫ce de terrorisme qu'exercent certains essais comme聽L'Art du roman聽de Kundera, ou d'autres, proposant une vision d茅votieuse de la litt茅rature. 禄 (p. 91-92) 芦 Marguerite Duras fictionne sa vie, je m'attache au contraire au refus de toute fiction. Le traitement de l'espace et du temps est avant tout po茅tique chez elle et son 茅criture ressortit 茅galement 脿 la po茅sie par l'incantation, la reprise, l'effusion. Nos 茅critures, par leur rythme, leur langage, diff猫rent 脿 l'extr锚me. Ce qui nous s茅pare peut-锚tre le plus, c'est l'absence d'historicit茅 et de r茅alisme social de ses textes. 禄 (p. 94) 芦 Il m'est rest茅 de cette fr茅quentation [du Nouveau roman], puis de la lecture de Claude Simon, Robbe-Grillet, Sarraute, Pinget, vers 1970-1971, la certitude 鈥 largement partag茅e, un clich茅 d茅sormais 鈥 qu'on ne peut pas 茅crire apr猫s eux comme on l'aurait fait avant, et que l'茅criture est recherche et recherche d'une forme, non reproduction. Donc pas non plus reproduction du Nouveau Roman... 禄 (p. 97) 芦 D'un c么t茅, la n茅cessit茅 que j'茅prouve, comme Leiris, d'une "corne de taureau", d'un danger dans l'exercice de l'茅criture. Ce danger, dont je viens de sous-entendre pr茅c茅demment la nature imaginaire mais qui me "dirige" r茅ellement, je le trouve en disant "je" dans mes livres, un "je" renvoyant explicitement 脿 ma personne, en refusant toute fictionnalisation. [...] Mais, d'un autre c么t茅, je sens l'茅criture comme une聽transsubstantiation, comme la transformation de ce qui appartient au v茅cu, au "moi", en quelque chose existant tout 脿 fait en dehors de ma personne. Quelque chose d'un ordre immat茅riel et par l脿 m锚me assimilable, compr茅hensible, au sens le plus fort de la "pr茅hension" par les autres. 禄 (p. 111-112) 芦 Tout cela, 脿 mon avis, explique aussi le d茅lai qui se produit souvent entre les premi猫res pages et la suite, car 脿 partir du moment o霉 j'ai commenc茅 r茅ellement d'茅crire se pose, je dirais de fa莽on mat茅rielle, concr猫te, la question de la "forme". Flaubert dit quelque chose comme 鈥 je ne me souviens pas exactement de la citation 鈥 "Chaque livre contient en soi sa po茅tique, qu'il faut trouver". C'est ce qu'il me faut chercher, qui m'occupe quelque fois tr猫s longtemps, et que je d茅finirais comme l'ajustement聽entre, d'une part d'un d茅sir et d'un objet, de l'autre des techniques possibles de fiction (ce terme 茅tant 茅videmment pris dans son sens de construction et de fabrication, non d'imagination). 禄 (p. 139) 芦 Proust pr茅cise, "la vraie vie, la vie聽enfin d茅couverte et 茅claircie, la seule vie par cons茅quent r茅ellement v茅cue, c'est la litt茅rature." J'insiste sur ces mots, la vie d茅couverte et 茅claircie, parce qu'ils me paraissent essentiels. Si j'avais une d茅finition de ce qu'est l'茅criture ce serait celle-ci : d茅couvrir en 茅crivant ce qu'il est impossible de d茅couvrir par tout autre moyen, parole, voyage, spectacle, etc. Ni la r茅flexion seule. D茅couvrir quelque chose qui n'est pas l脿 avant l'茅criture. C'est l脿 la jouissance 鈥 et l'effroi 鈥 de l'茅criture, ne pas savoir ce qu'elle fait arriver, advenir. 禄 (p. 150) 芦 L'intime est encore et toujours social, parce qu'un moi pur, o霉 les autres, les lois, l'histoire, ne seraient pas pr茅sents est inconcevable. Quand j'茅cris, tout est chose, mati猫re devant moi, ext茅riorit茅 que ce soit mes sentiments, mon corps, mes pens茅es ou le comportement des gens de le RER. 禄 (p. 152) 芦 Sans doute, il y a un mythe de l'茅criture comme souffrance 鈥 Flaubert! 鈥, de la 辩耻锚迟别 prom茅th茅enne 鈥 Rimbaud... 鈥 auquel on peut 锚tre tent茅 de se rattacher, dans une attitude, il faut l'admettre, parfois aga莽ante. Mais c'est vrai, j'envisage l'茅criture comme un moyen de connaissance, et une esp猫ce de mission, celle par laquelle je serais n茅e, donc aller toujours le plus loin possible, sans savoir ce que cela signifie vraiment. 禄 (p. 155) |
芦 La litt茅rature est une arme de combat... 禄, entretien avec Isabelle Charpentier, dans G茅rard Mauger (茅d.),听Rencontres avec Pierre Bourdieu, Broissieux, 脡ditions du Croquant, 2005, p. 159-175. |
芦 Mais il y a une phrase de Bourdieu qui m'avait vraiment marqu茅e, quand il parle du sentiment d'irr茅alit茅 qu'茅prouvent les transfuges [...], les 茅tudiants boursiers, tout au long de leurs 茅tudes sup茅rieures. Et 莽a, c'est quelque chose que j'avais retenu, parce que je l'avais vraiment ressenti moi-m锚me. [...] Cela rejoint sans doute d'autres choses tr猫s profondes pour moi, qui nourrissent mon 茅criture, ce sentiment de ressentir 脿 nouveau et de rendre compte des choses r茅elles v茅cues dans le premier monde domin茅. J'avais moi-m锚me ressenti extr锚mement fortement le passage par la culture, l'茅cole, les 茅tudes sup茅rieures, comme ext茅rieur, irr茅el, relevant de l'abstraction, je dirais m锚me de l'effraction. C'est ce que je voudrai rendre ensuite dans l'茅criture, une 茅criture tr猫s mat茅rielle, o霉 le corps va compter beaucoup. Dans聽Les armoires vides, c'est net! 禄 (p. 161) 芦 Ce travail [celui de Bourdieu] validait scientifiquement ce qui 茅tait pour moi des souvenirs, des sensations diffuses, douloureuses. Il est certain que la sociologie va me servir 脿 me renforcer, 脿 me donner un langage m锚me, m锚me si elle ne peut pas se substituer 脿 ce qui me fait 茅crire. [...] Je dirais que c'est une rampe pour moi... 禄 (p. 164) 芦 脡crire dans la distance, objectiver, sans jugement de valeur, c'est devenu la seule position possible, la seule posture d'茅criture possible. 禄 (p. 168) 芦 Quand j'ai 茅crit聽Les Armoires vides聽avec une extr锚me violence, j'ai utilis茅 une langue qui charrie 脿 la fois des mots normands, des mots tr猫s vulgaires, tr猫s grossiers, avec en plus la question de l'avortement... Je fais alors table rase de toute la culture acad茅mique, cette culture que je transmets en tant que professeur. [...] Il y a un jeu dont je n'ai pas du tout conscience 脿 ce moment-l脿, sauf pour la langue de destruction que j'utilise pour le dire. Ce que je veux d茅truire, c'est aussi la litt茅rature, sinon je n'茅crirais pas! 禄 (p. 168) 芦 Nathalie Sarraute avait dit une fois qu'elle avait des engagements politiques qui s'exprimaient au moment du vote, mais que l'茅criture, c'茅tait autre chose. Pour moi, c'est impossible! L'茅criture a forc茅ment un sens politique. Il y a toujours un sens politique 脿 ce que j'茅cris, parfois m锚me ind茅pendamment de moi-m锚me. Cela m'a 茅t茅 reproch茅 parce que l'engagement politique des 茅crivains n'est plus si courant que cela 脿 l'heure actuelle! C'est m锚me presque incongru d'accoler les deux termes, "engagement" et "茅crivain"... 禄 (p. 174) |