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Photo Robert-Louis StevensonRobert-Louis Stevenson

(1850-1894)

Dossier

Le roman selon Robert-Louis Stevenson

Le roman comme art de l'existence, par Gabrielle Roy-Chevarier, 10 février 2017

L'oeuvre de Robert Louis Stevenson (1850-1894) a connu une grande popularité en France au tournant du XXe siècle, surtout auprès de la jeune génération de critiques et d'écrivains qui cherchaient à « guérir » un roman français sclérosé par le naturalisme. Marcel Schwob, grand anglophile, est peut-être son premier ambassadeur en France, attisant dès les années 1890 la curiosité de ses amis par ses essais, notamment son étude parue dans ³§±è¾±³¦¾±±ôè²µ±ð (1896) et la préface de son premier livre,ÌýCoeurs doubles (1891), textes qui affichent un intérêt pour le roman « romanesque » et pour la notion d'aventure – intérêt par ailleurs tout à fait surprenant en regard de sa propre oeuvre. Comme le feront après lui plusieurs amis d'André Gide et deux critiques importants de La Nouvelle Revue française, Jacques Copeau et Jacques Rivière, Marcel Schwob décèle chez Stevenson une manière unique, une faculté artistique « saisissante », « magique », indissociable de sa capacité à traiter la matière de ses romans avec un réalisme « parfaitement irréel » (Schwob, p. 77), donc à contre-courant du roman naturaliste. Les romans de Stevenson ensorcellent le lecteur, comme en témoigne vingt ans plus tard Jacques Rivière dans son célèbre essai Le Roman d'aventure (1913)Ìý:

À la lecture [de Stevenson], au lieu qu'elle se contracte et s'épaississe, la vie en moi s'étend jusqu'à une sorte d'immensité ; mon sang circule avec clarté ; ma respiration est légère ; et pendant ces instants où rien n'arrive encore, où les événements continuent à se préparer – pas un souffle de vent sur le pont du navire –, je me sens doucement devenir égal à tout ce qu'il y a de prodigieux dans l'univers. (p. 80)

L'auteur de Treasure Island (1883) et de The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde (1886) devient en fait, avec Daniel Defoe, Dostoïevski et Joseph Conrad, le champion d'un roman nouveau pour une jeune génération lasse des théories pseudo-scientifiques du naturalisme. En effet, pour les critiques français, Stevenson et ses compatriotes « étrangers » parviennent à revenir aux fondements du genre romanesque en faisant de l'aventure le moteur de leurs romans. Or, comme l'écrit Jacques Copeau dans une chronique à la NRF en 1912, cette idée d'aventure n'est pas qu'un fait d'intrigue, mais potentiellement la clé théorique d'un renouveau du roman français :

Je ne fais pas du roman d'aventures une variété, une spécialisation du genre romanesque ; je voudrais y voir le type même du roman, avec tous ses attributs et toutes ses puissances. Dans l'aptitude à narrer de longue haleine des aventures, je reconnais la disposition romanesque par excellence. C'est cette disposition qui m'intéresse avant tout : l'attitude, la posture du romancier devant sa matière, sans préjuger de la nature ni de la qualité de cette matière. (Copeau, p. 879)

L'intérêt d'étudier les écrits de Stevenson pourrait résider tout entier dans cette réception faite à son oeuvre par les écrivains français, notamment à la Nouvelle Revue française. Cependant, de Marcel Schwob à Jacques Rivière, en passant par une multitude d'autres enthousiastes de l'aventure, ces lecteurs français auraient peut-être été étonnés du peu d'importance accordée par Stevenson à cette idée d'aventure, qui n'est mentionnée qu'au passage, dans un essai écrit en réponse à Henry James, « Une humble remontrance », et où Stevenson l'utilise pour décrire simplement un sous-genre possible du roman – et non pas pour en faire « le type même du roman ».

La notion centrale qui permet à Stevenson d'articuler tout son « art du roman » est plutôt celle de romanesque (romance), terme honni des romanciers français, qui y voient un synonyme du roman-feuilleton, tout au plus un simple dérivé sentimental du roman, comme l'écrira plus tard Albert Thibaudet, c'est-àà-dire une sorte de fantasmagorie bovaryque des « mauvais lecteurs » de l'histoire de la littérature – on pense par exemple à Don Quichotte ou à Emma Bovary (« Le roman de l'aventure », p. 327). Pour Stevenson à l'inverse, ce n'est que grâce à la notion de romanesque que l'on peut penser le roman comme une oeuvre art, au même titre que la peinture ou la musique, c'est-à-dire avec ses règles propres, mais, surtout, avec ses fonctions esthétiques particulières. Celles-ci pourraient se résumer à ceci : atteindre à « l'existence », c'est-à-dire à l'expérience du vécu :

Peinture et musique sont comme condamnées à rester enfermées chacune dans sa propre sphère, qui n'est pas la vie, mais simplement un de ses aspects, tandis que l'écrivain peut rassembler en une forme unique, fragile mais réelle, tous les aspects, toutes les manifestations, toutes les émotions de la vie, y compris celles qui paraissent a priori relever du domaine spécifique du peintre ou du musicien, et il a de surcroît ce privilège unique, d'une valeur inestimable, de pouvoir les brasser, les organiser, les orchestrer dans une succession temporelle, qui est la forme même de notre expérience vécue. (« De la littérature considérée comme un art », p. 200)

Stevenson prend son métier de romancier très au sérieux. Il affirme dans tous ses essais la puissance esthétique du roman, y voyant la forme d'art par excellence. La narration romanesque est pour lui rien de moins que « l'expression la plus complète des puissances mises en oeuvre par la littérature – de même qu'elle est la représentation artistique la plus complète qui soit de l'esprit des hommes comme des affaires du monde. » (« De la littérature considérée comme un art », p. 200) La notion de romanesque, parfois un peu floue à force d'être malléable, permet à Stevenson d'asseoir les fondements d'une critique systématique du réalisme en littérature. Mais elle permet surtout au romancier écossais de réfléchir aux modalités de cette « existence » que le roman se doit de donner en partage, le romanesque n'étant pas seulement un dérivé du roman, mais surtout une manière de penser la vie dans ses formes et dans tout ce qu'elle emprunte à la fiction.

1. Contre le réalisme, la vie en forme de rêve.

Au risque de faire tiquer les tenants d'une histoire du roman où est repoussée dans les marges du genre la prolifération incontrôlée des romans-feuilletons, Stevenson croit qu'il y a beaucoup à apprendre de ces romans sans queue ni tête, publiés pour les masses, et dont les auteurs sombrent dans l'oubli aussitôt le journal jeté aux rebuts. Ses goûts personnels penchent d'ailleurs vers les romans à grand déploiement de Walter Scott, Victor Hugo ou Alexandre Dumas, plutôt que vers ces Balzac ou ces Flaubert qui, bien qu'admirables, ont de la difficulté à voguer en pays romanesque et, pour reprendre une idée qu'emploie Stevenson à plusieurs reprises, à faire « vibrer la grandeur du coeur de l'homme » (« Les porteurs de lanternes », p. 60) tout en communiquant au lecteur « bonne humeur » et « gaieté » (« Les romans de Victor Hugo », p. 145). Cependant, par ces préférences personnelles pour le roman « romanesque » au sens commun du terme, Stevenson ne cherche pas à faire la promotion d'un type de roman méprisé par les « grands » romanciers, mais à asseoir une critique du réalisme comme méthode littéraire.

Ce qui fascine Stevenson, dans le romanesque débridé des histoires racontées dans les journaux à un sou, est l'état de conscience particulier du lecteur, sorte de demi-sommeil incrédule et pourtant consentant, qui se ligue aux divagations du « cerveau irresponsable » (« Écrivains populaires », p. 309) d'un romancier lui-même en train de « titube[r] aux lisières de l'incohérence » (p. 307). Or le « rêve » est pour Stevenson l'essence, pour ne pas dire le dépositaire, de l'existence véritable d'un être. C'est dans les brouillards de « nos rêves puérils sur ce que devrait être la vie » (p. 309) que se pense notre vie à vivre ; de la même manière, c'est dans ce miroir du rêve, la mémoire, que se sédimentent nos expériences et nos sensations, nos fantasmes et nos déceptions, c'est-à-dire l'entièreté du vécu de notre vie. Pourtant, remarque Stevenson dans « Un chapitre sur les rêves », cette « vie » qui est la nôtre n'a aucune matérialité, le passé n'ayant pas plus de consistance « qu'un rêve de la dernière nuit » :

Le passé est tout d'une seule texture, qu'il soit fictif ou subi, joué en trois dimensions ou seulement contemplé dans ce petit théâtre du cerveau que nous gardons brillamment illuminé tout le long de la nuit, lorsque les becs de gaz sont éteints et que les ténèbres et le sommeil règnent sans partage sur le reste du corps. Rien, dans l'aspect de nos expériences, ne nous permet de distinguer entre elles, l'une peut être intense, l'autre terne, celle-ci plaisante à évoquer, celle-là douloureuse; mais laquelle est vraie, laquelle est un rêve, il n'y a pas le moindre indice pour le prouver. Le passé se tient en équilibre précaire : la moindre paille jetée dans le champ de la métaphysique et nous en voilà dépouillés. […] Nos jours enfuis, nos actes anciens, notre ancien moi, aussi, et le monde même dans lequel toutes ces scènes se sont déroulées, tout cela est ramené au même vague résidu qu'un rêve de la dernière nuit, à quelques images discontinues et à un écho lointain dans les chambres du cerveau. Pas une heure, pas une humeur, pas un regard que nous puissions évoquer : tout cela s'en est allé, et aucune conjuration ne pourra les faire revenir. Et pourtant, imaginez que nous en soyons dépouillés, imaginez que ce petit fil de mémoire que nous traînons derrière nous se rompe au ras de notre poche : à quelle vacuité, à quelle nullité nous serions réduits! Car nous ne nous guidons, nous ne nous connaissons nous-mêmes que par ces fantomatiques images du passé. (« Un chapitre sur les rêves », p. 363-364)

Autrement dit, les romans populaires, dont l'intrigue relève de la médiocre « divagation somnolente d'un homme dans son lit, ennuyeuse parfois, parfois extravagante, mais toujours résolument mensongère quant aux réalités de la vie » (« Écrivains populaires », p. 309), ont l'avantage d'atteindre directement à un état de conscience intime, subjectif, et à y puiser leur matière. La distinction opérée par tous – incluant les lecteurs des journaux à un sou – entre ce que Stevenson nomme ironiquement les « Récits à l'usage des familles » et les « Véritables Romans » (« Écrivains populaires », p. 312), est certes évidente et nécessaire. Pourtant, souligne Stevenson, la ligne de partage ne devrait pas être celle qu'on croit, ou celle qui est opérée par les romanciers réalistes, qui rangent d'un côté les récits médiocres parce qu'ils sont aussi invraisemblables qu'un rêve et, de l'autre, les romans dignes de ce nom parce qu'ils parviennent, comme l'écrit « audacieusement » Henry James, à « rivaliser avec la vie ». (« Une humble remontrance », p. 242)

Se rangeant du côté des romanciers romantiques qu'il admire (Walter Scott et Victor Hugo), Stevenson voit en un vrai romancier non pas celui qui imite le réel, mais un « artiste », c'est-à-dire un créateur. Stevenson se place en fait lui-même plus près des romanciers populaires inventant des histoires abracadabrantes et faisant du rêve leur nourriture, que du côté des romanciers réalistes et sérieux : il se décrit avec beaucoup d'humour, dans « Un chapitre sur les rêves », comme un romancier produisant des cauchemars sur commande et pouvant, le matin venu, les retranscrire afin de gagner son pain (p. 374). Blague à part, le véritable romancier n'est pas celui qui ose prendre à bras-le-corps le foisonnement de la vie réelle, mais celui qui, devant la vie, choisit de « clore à demi les paupières pour se protéger de l'éblouissement et de la confusion de la réalité » (« Une humble remontrance », p. 243). Ainsi, le roman est une oeuvre d'art parce qu'il « naît d'abord confusément dans l'esprit » (« Une note sur le réalisme », p. 233), parfois littéralement au beau milieu d'un rêve (comme The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde), avant de se matérialiser en un livre par le travail, comparable à un artisanat, de l'écriture :

Pendant la période de gestation, [l'oeuvre d'art] sort peu à peu des brumes qui l'enveloppent, se précise, prend des traits expressifs et devient finalement le plus impeccable et aussi, hélas, le plus incommunicable produit de l'esprit humain : une parfaite abstraction. À l'abord de l'exécution, tout change. L'artiste doit redescendre sur terre, enfiler sa tenue de travail et se faire artisan, il doit maintenant confier résolument sa conception aérienne, son délicat Ariel, à l'épreuve de la matière… (« Une note sur le réalisme », p. 233)

Étant donné cette vision de la création romanesque, Stevenson peut prendre à partie Henry James, dans « Une humble remontrance », pour sa prétention de faire du roman une reconstitution de la « Vérité » de la vie. Le roman n'est pas, et ne peut pas être, un document, elle est une oeuvre d'art, et c'est en tant que telle qu'elle doit se concevoir, c'est-à-dire en tant qu'objet distinct de la réalité :

M. James exprime avec ferveur son opinion sur le caractère sacré, aux yeux du romancier, de la vérité. À y regarder de plus près, ce terme de vérité semblera pourtant d'une justesse très discutable, s'appliquant aux travaux du romancier, mais aussi à ceux de l'historien. Aucun art- pour employer l'audacieuse expression de M. James - ne peut "rivaliser avec la vie". L'art qui le ferait est condamné à périr montibue aviis. La vie passe devant nous, infiniment complexe, traversée par les météores les plus variés et les plus surprenants, sollicitant tout à la fois l'oeil, l'oreille, l'esprit, siège du merveilleux, le toucher, d'une subtilité frémissante, le ventre, si exigeant quand il est affamé. La vie dans ses manifestations utilise et combine tout à la fois la méthode et le matériau non pas d'un seul art, mais de tous. [...] Aucun art, dans ce sens, n'est vrai, aucun ne peut « rivaliser avec la vie », pas même l'histoire, pourtant fondée sur des faits certes indiscutables, mais sans plus de vie, ni de vigueur. […]
La vie est monstrueuse, infinie, illogique, abrupte et poignante ; une oeuvre d'art, en comparaison, est nette, limitée, autonome, rationnelle, fluide et émasculée. [...] Le roman – qui est une oeuvre d'art – existe non pas par ses ressemblances avec la vie, inévitables et matérielles comme une chaussure est faite de cuir, mais par son incommensurable différence avec elle, différence délibérée et significative, constitutive de la méthode et du sens de l'oeuvre. La vie de l'homme n'est pas le sujet des romans mais le réservoir inépuisable d'où sont sélectionnés les sujets ; leurs noms sont légion ; et pour chaque nouveau sujet – ici encore, toute l'étendue du ciel me sépare de M. James – le véritable artiste changera sa méthode et son angle d'attaque. [...] Chaque roman, chaque genre de roman, existe en soi et pour soi. (« Une humble remontrance », p. 242 et 244)

À l'origine du roman est le rêve et non l'observation exacte, « véridique », de la réalité. À ce titre, ce qui distingue un « rêveur » comme Stevenson des feuilletonistes n'est pas son rapport au réel, sa « méthode » comme romancier, mais bien sa perception du roman comme forme d'art. Maîtriser la narration romanesque est en effet un art, dont les écrivains de journaux à un sou ne possèdent pas la première notion :

Le roman est un langage que beaucoup de gens croient parler couramment, mais il en est très peu qui peuvent véritablement le plier à un but pratique, peu dont on peut dire qu'ils s'expriment grâce à lui. (« Les romans de Victor Hugo », p. 164)

Dans plusieurs de ses essais, Stevenson décrit les multiples aspects de l'art du roman, s'émerveillant de l'immense liberté du genre romanesque, non seulement à cause de la variété des sujets qui lui sont accessibles, mais surtout parce que le roman est un art à la fois « représentatif » et « présentatif » (« De quelques considérations techniques sur le style en littérature », p. 258). Pour le dire simplement, et résumer une matière que Stevenson déploie dans au moins quatre essais, le roman est un art qui donne à voir une image du monde – un peu comme le fait la peinture – tout en étant, dans sa matérialité même, une structure abstraite du temps, de l'espace et du langage qui ne renvoie qu'à elle-même – comme c'est le cas de la musique, par exemple. Autrement dit, la complexité de l'art romanesque vient du caractère paradoxalement concret, presque tangible, audible et visible, d'une matière dont la beauté est aussi parfaitement abstraite, comme Stevenson l'explique en partie dans son essai sur les romans de Victor Hugo :

La narration est comme la surface plane sur laquelle dessine l'écrivain. Et s'il y perd en vivacité il y gagne considérablement en maîtrise de son sujet, peut subordonner une chose à une autre selon l'importance qu'il lui accorde, ou introduire des nuances d'une subtilité qui lui étaient auparavant inaccessibles. Il peut rendre l'éclat des trompettes saluant l'empereur aussi aisément que les commérages d'un marché campagnard, la progressive décrépitude de quarante années de la vie d'un homme, ou le mouvement d'un élan de passion. Il découvre qu'il est également capable et incapable, selon la méthode qu'il adopte, de rendre une couleur, un son, un contour, un raisonnement ou une action physique. Il peut suggérer à ses lecteurs, enveloppant les personnages qui occupent le premier plan de son récit, la présence obsédante d'un paysage, puis amener le changement de temps qui entraînera un changement dans leur vie, comme si la destinée, déjà, s'avançait sur la ligne d'horizon. [...] Et tout cela jeté sur une surface plane, tout cela inclus naturellement, sans heurt, dans la trame d'une narration suivie, intelligente. (« Les romans de Victor Hugo », p. 146-147)

Parce qu'il cherche à voir dans le roman une forme esthétique et indépendante de la vie, dont elle s'inspire sans « l'imiter », Stevenson est extrêmement sensible à l'histoire interne du genre, et ses analyses montrent un intérêt pour ce qu'il perçoit comme la capacité des romanciers du passé à tirer profit des possibilités propres du roman. Dans la lignée qui, selon lui, mène de Fielding à Hugo, en passant par Scott, Stevenson peut décrire la libération du roman de conventions dramatiques et théâtrales dans lesquelles le genre était jusqu'alors enfermé, et analyser, par exemple, le travail de symbiose entre le personnage et son « décor », invention du XIXe siècle :

Dans l'oeuvre de [Walter Scott], fidèle à son image de moderne et de romantique, nous prenons conscience tout à coup de l'arrière-plan, tandis que Fielding, même si par ailleurs il a écrit que le roman n'était qu'une épopée en prose, n'en écrivait pas moins dans l'espace du théâtre. [...] Je veux simplement dire que Fielding restait dans l'ignorance des possibilités spécifiques au genre romanesque. Jusqu'au bout, il s'est obstiné à ne voir le monde qu'avec un regard d'auteur dramatique. Le monde qui l'intéressait, le monde qu'il créait d'abord pour lui-même et qu'il essayait de restituer à ses acteurs était un monde exclusivement humain. Pour tout ce qui touchait au paysage, il se contentait d'indications brèves de mise en scène… […] Les intérêts individuels, qui étaient primordiaux chez Fielding et même chez Scott, prenaient en fin de compte le pas sur tout le reste, au point de former l'épine dorsale de l'histoire, ne sont plus [chez Hugo] qu'une forme d'intérêt parmi d'autres, une force parmi de nombreuses forces, une chose à montrer toujours comme immergée dans tout un monde d'autres choses, également vivantes et importantes. En sorte que pour Hugo l'homme n'apparaît plus comme un esprit isolé, sans antécédent ou relations ici-bas, mais comme toujours inclus dans l'action et les réactions des forces naturelles, et placé au centre même de ces actions et de ces réactions: comme une unité au sein d'une vaste multitude, poussé de-ci de-là, par des vagues d'épouvante ou des désirs immenses, emporté avec le plus grand sérieux par tous les courants doctrinaux de son temps. (« Les romans de Victor Hugo », p. 147-148 et 165-166)

En d'autres termes, une réflexion sur la forme et sur les composantes structurelles du roman doit transparaître au sein de l'oeuvre pour que celle-ci ait une valeur esthétique. Le danger des intrigues invraisemblables, conçues sans souci de composition, est celui d'aliéner le lecteur, comme c'est le cas dans certains romans de Hugo, dont les inexactitudes historiques font parfois honte au lecteur. À côté des romans trop « rêveurs » et parfois trop éloignés de la réalité, le roman réaliste pèche par excès inverse : sa forme devient un contenu. Cette tendance s'est aggravée au long du XIXe siècle. Ce qui pouvait être perçu, chez Balzac par exemple, comme une ouverture du roman vers « une compréhension plus large de la condition humaine », est devenu avec les naturalistes, surtout Zola, le « suicide d'une branche de la littérature » ( « Une note sur le réalisme », p. 232). Privilégier les jeux formels au détriment du « rêve » romanesque, c'est en effet risquer de faire basculer le genre « à un niveau simplement technique, décoratif, et en tant que tel peut-être trop grossier pour pouvoir perdurer » (p. 232).

Le romanesque intervient chez Stevenson comme le concept permettant d'éclairer l'objet réel d'un roman, qui n'est pas de représenter la « vie » dans ce qu'elle peut avoir d'objectif et de « vrai », mais dans tout ce qu'elle peut avoir d'intangible et de « rêvé ». Dans son célèbre essai « Les porteurs de lanternes », Stevenson propose à cet effet une anecdote d'enfance permettant d'expliquer ce qui devrait être donné à lire et à vivre par le roman : non pas des faits minutieusement décrits, non pas des prouesses techniques, mais un sentiment du vécu, ce « romanesque » de la vie que se partagent le rêve et la fiction. Le romancier décrit dans cet essai les étés passés au bord de la mer et pendant lesquels les enfants s'amusaient, le soir tombé, à attacher une lanterne sourde à leur ceinture, dans un effort d'imiter des policiers, des cambrioleurs ou des pêcheurs, ou en tout cas de se mettre, comme aurait dit Jacques Rivière, en « état d'aventure » :

[Les lanternes] dégageaient une odeur nauséabonde de fer-blanc surchauffé et fonctionnaient fort mal, si elles nous brûlaient toujours les doigts, leur utilité était nulle, le plaisir apporté imaginaire, et pourtant il ne serait venu à l'idée d'aucun de ces garçons de demander rien de plus à l'existence qu'une lanterne sourde sous son manteau. (« Les porteurs de lanternes », p. 52)

Le but de cette anecdote est une leçon d'esthétique : sans le rêve et l'imagination dont les jeunes garçons enrobent leur expérience, la matière de ce souvenir d'enfance serait réduite à néant, tout comme, en surface, elle semblerait absolument insipide au premier romancier réaliste venu. « Honte sur moi », poursuit Stevenson, se glissant ironiquement dans les chaussures de ce romancier réaliste imaginaire,

qui ne puis donner quelques exemples de leurs spéculations sur l'existence, de leurs enquêtes approfondies sur les principes de l'homme et de la nature, si passionnées et innocentes, si richement bêtas, si romantiquement jeunes ! Mais la conversation, de toute façon, n'était qu'un condiment, et ces réunions elles-mêmes que des accidents dans la carrière du porteur de lanterne. La béatitude suprême était de se promener, simplement, tout seul dans la nuit noire, le volter fermé, le pardessus boutonné, pas un rayon ne devait s'échapper que ce fût pour éclairer le chemin ou pour proclamer votre gloire – de n'être qu'un simple pilier de ténèbres dans l'obscurité, et à tout instant de savoir, dans l'intimité de son coeur de nigaud, que l'on avait une lanterne sourde à la ceinture, et d'exulter et de chanter de le savoir. (« Les porteurs de lanternes », p. 53)

L'échec du réalisme – avant même les dérives naturalistes dont il a été question plus haut – tient à sa perspective sur le monde et sur les êtres. S'attachant aux apparences, écrit Stevenson, le romancier réaliste mépriserait ce qui constitue le coeur de l'expérience du porteur de lanterne. En effet, sa méthode le ferait passer outre les romans en puissance contenus dans l'imagination des jeunes garçons qui eux, pourtant, n'ont pas hésité à donner à leur expérience une forme, à en faire un moment romanesque :

À l'oreille du sténographe, leurs propos sont simplement bêtes, vulgaires; mais interrogez-les: eux croient discuter (comme il est juste qu'ils le fassent) des possibilités de l'existence. À l'oeil de l'observateur ils sont trempés, transis, dans un lieu sinistre; mais interrogez-les: eux sont au paradis d'un plaisir secret, dont la base est une lanterne nauséabonde. (« Les porteurs de lanternes », p. 58)

Le romanesque pourrait être associé à une sorte de sentiment poétique de l'existence, plus qu'au sentiment « aventureux » dont sont imprégnés les garçons de ce village de bord de mer. Il traduit en effet une manière subjective d'être au monde, incommensurable au temps et à l'espace objectifs ou perceptibles par l'observation, ou par le croquis exact d'une situation. Pour mieux faire comprendre cette idée, voici une seconde anecdote, tirée de l'essai « Les porteurs de lanternes », où Stevenson montre l'incompatibilité de la perspective « réaliste » et de l'existence intime, seul lieu où, pourtant, devrait émerger la matière romanesque :

Il est un conte qui touche de très près au vif de l'existence : celui de ce moine qui traverse une forêt, entend un oiseau chanter, l'écoute un bref instant et se trouve à son retour étranger à la porte de son couvent, car il a été en fait absent cinquante années et, parmi tous ses camarades qui ont survécu, un seul le reconnaît. [...] Toute vie qui n'est pas purement mécanique est tissée de deux fils : la recherche de cet oiseau, et son écoute. Et c'est simplement cela qui rend la vie si difficile à évaluer, et les délices de chacun d'entre nous si incommunicables. La simple connaissance de ce fait, un seul souvenir de ces instants où l'oiseau chanta pour nous, suffisent à nous remplir d'étonnement quand nous tournons les pages d'un écrivain « réaliste ». Là, c'est certain, nous trouvons une image de la vie – mais pour autant qu'elle est faite de boue et de craintes mesquines, dont le souvenir nous fait honte, et que nous aimerions mieux oublier : de la note de ce rossignol effaceur de temps, nous ne saurons rien. (« Les porteurs de lanternes », p. 55)

2. Le romanesque comme principe bovaryque.

Le romancier réaliste, déplore Stevenson, a perdu son sens de la « fraternité humaine » et, surtout, le sens de son devoir premier comme écrivain, qui n'est pas d'épater les fins lettrés par des prouesses techniques, mais bien « de protéger les opprimés et de défendre la vérité » ( « La moralité de la profession d'écrivain », p. 131). (Bien entendu, il ne s'agit pas de la « Vérité » dont parlait Henry James, mais plus simplement de la vérité des sentiments de l'auteur,Ìý« de ce qu'il aime, de ce qu'il désire, de ce qu'il hait » (« De la littérature considérée comme un art », p. 208-209), c'est-à-dire la véridicité de son expérience humaine.) Le principe premier de ce romanesque créé par le roman est en effet celui de la communauté. Plus précisément, le romanesque naît du lien établi entre l'écrivain et le lecteur, d'une vie imaginée qu'ils se donnent en partage. Stevenson nous raconte à cet égard plusieurs anecdotes de gens dont la vie a été bouleversée par un roman ; on pense au récit de ce forgeron illettré que la lecture « écoutée » de Robinson Crusoé a radicalement transformé : « Jusque-là, il avait vécu content, drapé dans son ignorance, mais c'est un autre homme qui sortit de la ferme. Ainsi donc il y avait, se dit-il, des rêves éveillés, des rêveries divines, écrites, imprimées, et reliées, que l'on pouvait acheter avec du bon argent et savourer à loisir ! » L'histoire de ce forgeron, qui apprend à lire après cette découverte merveilleuse, est l'histoire d'une quête amoureuse vers le livre, vers cette « vie » que la narration suggère et que par la lecture on peut soi-même se donner à vivre. Mais c'est aussi une histoire qui touche à deux aspects fondamentaux de la pensée de Stevenson.

D'abord au devoir d'humanité du romancier, qui est d'atteindre au coeur de l'existence enfouie en chacun, et de révéler la capacité de se rêver soi-même dans la vie – capacité partagée par tous, du forgeron illettré aux enfants jouant au bord de la mer, à Dancer, ce vieil avare dont tout le monde se moque et dont la condition émeut particulièrement Stevenson. Le romancier doit d'abord se reconnaître en l'homme moyen, il doit comprendre que, souvent, la vie extérieure ne rend pas justice aux vertus cachées de l'esprit. Derrière la figure risible de Dancer, « cette palpitation d'un coeur avare, sa fébrile voracité, ses ambitions dévorantes qui ne savaient pas leur objet – insatiable, dément, un dieu armé d'un râteau à fumier », se cache peut-être un véritable poète :

Ainsi, scrutant au plus profond les secrets de la vie, brûlant de ce feu poétique que l'on réserve d'ordinaire aux épopées - ainsi, autant cet homme parcimonieux allant et venant dans sa maison inconfortable, autour de son âtre froid, distinguons-nous en lui un flamboyant feu de joie. Et il en va de même pour d'autres, qui ne vivent pas seulement de pain, mais d'un plaisir secret et peut-être fantastique; qui, vus de l'extérieur, peuvent paraître de simples commis voyageurs mais sont peut-être à leurs propres yeux autant de Shakespeare, de Napoléon, et de Beethoven; qui dans la vie active, n'ont pas une vertu en poche et qui, dans une vie de contemplation trônent peut-être avec les saints. Nous les voyons dans la rue et nous comptons leurs boutons, mais Dieu sait en quoi ils ont placé leur fierté! Dieu sait où ils ont caché leur trésor! […]
Cette insistance [du romancier réaliste] sur les aspects ternes de la vie et la mesquinerie de l'homme est dans le fond une bruyante déclaration d'incompétence. [...] Voir uniquement en Dancer un vieil homme bougon, crasseux, à l'esprit étroit et à la rage impuissante, dans une maison sale, harcelé par les gamins de Harlow, et probablement assiégé par de petits avocaillons, c'est se montrer un observateur aux facultés aussi aiguës que... les gamins de Harlow. (« Les porteurs de lanternes, p. 54-55 et 57)

À l'égard de cette obligation morale du romancier envers ses sujets d'étude, les romans d'Alexandre Dumas valent plus que ceux d'un Hawthorne ou d'un Richardson, bien que ces derniers soient des écrivains de plus grand talent :

quel autre roman offre une telle variété épique, une telle noblesse dans les rebondissements souvent invraisemblables, je vous l'accorde, parfois dans le style d'un conte arabe, et pourtant toujours basés sur la nature humaine? Car si l'on en vient là, quel roman a plus d'humanité? Non pas étudiée au microscope, mais vue largement, en plein jour et à l'oeil nu? (« À propos d'un roman de Dumas », p. 94)

Le romancier doit se reconnaître dans le premier venu. Mais – et c'est le second aspect de l'humanisme prôné par Stevenson – le romancier doit surtout comprendre que, pour exister, un roman a besoin que le lecteur se reconnaisse en lui. C'est de cette participation active du lecteur que la vie d'une oeuvre se déploie véritablement :

Et lorsque nous lisons une histoire, nous lançons entre deux attitudes: tantôt nous nous contentons d'applaudir aux mérites de l'exécution, tantôt nous désirons, en imagination, jouer un rôle actif parmi les personnages. Cette dernière attitude représente le triomphe du récit romanesque - la scène est réussie lorsque le lecteur joue consciemment à en être le héros. (« À bâtons rompus sur le roman », p. 224)

Lui-même grand lecteur depuis l'enfance (il raconte dans plusieurs articles la manière dont les livres peuvent s'imbriquer dans la vie, lors de « journées de lecture » si proustiennes où fiction et contexte de lecture se confondent en un moment de vie inoubliable), Stevenson pense le romanesque comme le pacte tacite, établi entre deux existences qui se rejoignent en confondant leurs rêveries :

Et de la même façon qu'un adulte qui se mêle à ces jeux les enrichit aussitôt de variations plaisantes, le grand écrivain créatif donne à lire la réalisation, l'apothéose des rêves éveillés des hommes ordinaires. Ses histoires peuvent être nourries par les réalités de la vie, mais leur véritable but n'en est pas moins de satisfaire le désir ardent, l'attente informulée du lecteur, en obéissant aux lois idéales de la rêverie. (« À bâtons rompus sur le roman », p. 218)

La beauté de l'art que pratique le romancier se mesure à sa capacité de répondre à cet appel muet du lecteur, à « rassasie[r] son appétit des destinées différentes » ( « Écrivains populaires », p. 319). Il faut donc admettre – et en cela le roman populaire a sa place au sein du genre romanesque – qu'à chaque lecteur correspond un type de roman et à chaque romancier son lectorat cible : Clarissa Harlowe de Richardson plaira nettement moins au forgeron inculte (dont j'ai raconté plus haut l'anecdote) que Robinson Crusoé, de la même manière que, pour Stevenson, les romans de chevalerie ont toujours représenté le summum du soporifique. La qualité première du romancier réside dans sa capacité à comprendre, pour reprendre la formule de Jules de Gaultier, qui a popularisé la notion de « bovarysme » en France dans les années 1890, « le pouvoir départi à l'homme de se concevoir autre qu'il n'est » (Gaultier, p.10) : semblable au romancier par ses facultés imaginatives, le lecteur puise dans les livres des formes de vie nouvelles, qu'il agrège à la sienne. La tâche du romancier est alors non pas de fournir un contenu, mais de pressentir les formes et les situations adéquates pour le lecteur qu'il cible. À cet égard, et au risque de paraître condescendant, Stevenson pense que toute imagination ne s'équivaut pas, et qu'un lecteur quasiment analphabète n'aura pas les mêmes pouvoirs « bovaryques » qu'un lecteur plus aguerri :

[Ces lecteurs de romans populaires] rêvent, non de pénétrer dans la vie des autres, mais de se contempler eux-mêmes dans des situations nouvelles, espérées jusque-là confusément, avec une ardeur impuissante. L'imagination (si j'ose m'exprimer ainsi) de l'écrivain populaire arrive ici à la rescousse, fournit un ensemble de circonstances à ces aspirations fantomatiques et conduit ainsi les lecteurs où ils le désiraient. Où ils le désiraient, c'est justement la question : ailleurs, ils n'iraient pas. (« Écrivains populaires », p. 318)

Le lecteur idéal, celui pour qui le livre peut devenir toute la vie (le livre prenant possession de tout son être et le laissant, une fois achevé, « l'esprit en feu, incapable de dormir ou de rassembler ses idées, emporté dans un tourbillon d'images animées, comme brassées dans un kaléidoscope » (« À bâtons rompus sur le roman », p. 213)), ce lecteur-là peut véritablement pénétrer dans l'espace de ce romanesque sur lequel se concentre toute la pensée de Stevenson sur le roman. Ce lecteur idéal parvient en effet à internaliser les formes suggérées par le roman, à les attacher à ses imaginations propres, à les intégrer à son existence intime afin de l'élargir de vies insoupçonnées ; il comprend, comme doit aussi le comprendre le romancier, que le romanesque a peu à voir avec les circonstances particulières d'un récit – ses personnages, ses événements – et tout à voir avec une manière d'envisager la vie :

Ce n'est pas le personnage mais l'événement qui nous arrache à notre réserve [de lecteur]. Quelque chose se passe que nous avons désiré pour nous-mêmes ; une situation, que nous nous sommes longtemps plu à imaginer, se trouve réalisée dans le roman avec tous les détails nécessaires, et les plus séduisants. Alors nous oublions les personnages, alors nous écartons le héros, alors nous plongeons dans le récit, en nous-mêmes, et nous vivons une expérience neuve, alors, et alors seulement nous pouvons dire que nous venons de lire un récit romanesque. « À bâtons rompus sur le roman », p. 224-225)

Pour conclure, il me semble que l'intérêt de la pensée de Stevenson réside dans cette conception très « humaniste » du romanesque, qui s'oppose à l'idée qu'on en a habituellement : il ne s'agit pas d'un contenu, mais d'une manière d'entrer en contact avec la vie et de lui conférer une forme qui autrement n'existerait pas. Le romanesque, insiste Stevenson, est une simplification de la vie, mais aussi le choix conscient de lui donner un sens, une forme habitable :

[un] roman n'est pas une transcription de la vie, qui sera jugée sur son exactitude, mais une simplification de certains aspects de la vie qui n'a d'autre critère de qualité que sa simplicité significative. (« Une humble remontrance », p. 250)

Or cette simplification de la vie n'est pas la marque d'une insuffisance intellectuelle, comme on pourrait le penser en lisant n'importe lequel de ces romans-feuilletons dont Stevenson nous raconte l'histoire dans son essai « Écrivains populaires ». Au contraire, simplifier la vie pour en tirer du romanesque, c'est admettre le caractère esthétique du roman, et renoncer au fantasme impossible du document historique « véridique ».

La notion de romanesque implique une mémoire du roman et, par extension, une conscience de son histoire comme genre. C'est parce qu'il est avant tout un lecteur que Stevenson, enfant, a pu être happé par le romanesque de son expérience comme porteur de lanterne – et qu'il a pu demeurer, toute sa vie, sensible aux formes inventées par le roman pour penser et mettre en forme le vécu. Pour Stevenson, le rôle du romancier est ainsi de transmettre un sentiment d'abord trouvé dans la passion de ses lectures, c'est-à-dire de donner à lire, dans ses livres, une vie gonflée par l'imagination romanesque. Il s'agit, pour le romancier, de montrer la vie non pas dans ses apparences, mais dans la multiplicité des formes, des gestes et des situations qui constituent le sentiment intime d'être en vie. Le romanesque est ainsi pour Stevenson synonyme de la capacité de s'imaginer, au sein de la vie ordinaire, dans les possibles de ce qui peut encore advenir. C'est aussi la capacité de se laisser porter consciemment, sans jugement de valeur, dans une temporalité plus vaste que soi, curieux de savoir, non pas ce qui va survenir, mais comment cela se produira :

Tantôt nous avons le sentiment qu'une puissance inconnue gouverne notre destinée, tandis que les événements nous emportent, nous soulèvent comme une lame et nous projettent, nous ne savons comment, dans l'avenir. Tantôt nous sommes satisfaits de notre conduite et satisfaits pareillement de notre environnement, comme s'il en découlait. [...] Bien des choses, dans la vie comme dans les lettres, ne sont pas immorales, mais simplement amorales, ne relèvent aucunement de la volonté humaine, ou entretiennent avec elle des relations saines, évidentes; bien souvent notre intérêt tient moins à ce qu'un homme choisit de faire qu'à sa façon de s'y prendre, moins aux lapsus passionnés et aux hésitations de la conscience qu'aux problèmes du corps et de l'intelligence pratique, dans l'aventure, claire, de plein vent, le cliquetis des armes, les conflits de la vie. (« À bâtons rompus sur le roman », p. 215)

Ouvrages cités :

  • COPEAU, Jacques. « Les romans (Docteur Lerne; Le Péril bleu) »,ÌýLa Nouvelle Revue française, no 41, 1912, p. 871-880.
  • GAULTIER, Jules de. Le Bovarysme,Ìýsuivi d'une étude de Per Buvik,Ìý« Le principe bovaryque », Paris, Presses Paris-Sorbonne, 2006 [1902].
  • RIVIÈRE, Jacques. Le Roman d'aventure, Paris, Syrtes, 2000 [1913].
  • SCHWOB, Marcel. « Robert Louis Stevenson », dans Œuvres de Marcel Schwob. ³§±è¾±³¦¾±±ôè²µ±ð, Paris, Mercure de France, 1921 [1896], p. 69-82.THIBAUDET, Albert. « Le roman de l'aventure », dans Réflexions sur la littérature, édition établie et annotée par Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2007, p. 319-333.
  • STEVENSON, Robert Louis. Essais sur l'art de la fiction, traduit de l'anglais par France-Marie Watkins et Michel Le Bris, Paris, Édition Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1992.
  • THIBAUDET, Albert. «Le roman de l'aventure»,ÌýRéflexions sur la littérature, édition établie et annotée par Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2007, p. 319-332.

Bibliographie

Ouvrages cités

Les citations ci-dessous sont tirées des Essais sur l'art de la fiction de Robert-Louis Stevenson (traduit de l'anglais par France-Marie Watkins et Michel Le Bris, Paris, Édition Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1992.)

« Les porteurs de lanternes » (The Lantern-Bearers, 1887),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 47-64.

« Un simple à un sou, et un autre en couleurs, à deux sous » (A Penny and Twopence Coloured, 1884),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 65-76

« Rosa Quo Locorum, fragments » (Rosa Quo Locorum, 1893),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 77-88.

« Une apologie des oisifs » (An Apology for Idlers, 1877),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 103-116.

« La moralité de la profession d'écrivain » (The Morality of the Profession of Letters,1881),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 129-142.

« Les romans de Victor Hugo » (Victor Hugo's Romances, 1874),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 143-168.

« De la littérature considérée comme un art (notes inédites) » (On the Art of Literature,1880),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 199-212.

« À bâtons rompus sur le roman » (A Gossip on Romance, 1882),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 213-232.

« Une note sur le réalisme » (A Note on Realism,1883),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 231-238.

« Une humble remontrance » (A Humble Remonstrance, 1884),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 239-251.

« De quelques considérations techniques sur le style en littérature » (On Some Technical Element of Style in Literature, 1885),ÌýEssais sur l'art de la fiction, p. 255-280.

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