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Photo Pascal QuignardPascal Quignard

(1948-...)

Dossier

Bibliographie

Ouvrages cités

Cette courte bibliographie comprend trois essais et un entretien. Ce dernier, d'abord paru en  avril 1989 dans la revue Le Débat, renferme des éléments de définition de l'art du roman tel que conçu par Quignard. Publiés une première fois en 1986 aux éditions Fata morgana, Le voeu de silenceÌý±ð³ÙÌýUne gêne technique à l'égard des fragments interrogent, comme les titres l'indiquent, deux « obsessions » de la littérature contemporaine qui sont intervenues dans l'espace romanesque : le silence et le fragment.

Entretien :

« La déprogrammation de la littérature », dans Écrits de l'éphémère, Paris, Galilée, coll. « lignes fictives », 2005, p. 233-249.

Essais :

Le voeu de silence. Essai sur Louis-René des Forêts, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2005.

Une gêne technique à l'égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2005.

La barque silencieuse. Dernier royaume VI, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009.

Dernier royaume :

Les ombres errantes. Dernier royaume I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002.

Sur le jadis. Dernier royaume II, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002.

Abîmes. Dernier royaume III, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002.

Citations

« La déprogrammation de la littérature », dans Écrits de l'éphémère, Paris, Galilée, coll. « lignes fictives », 2005, p. 233-249.
« Je ne fais pas un "cours" sur l'histoire du roman — et d'autant moins sur son "histoire" que le roman, comme tout objet de l'inconscient, ne connaît pas beaucoup le temps. » (p. 235)

« — Pouvez-vous définir le roman ?
— Non, sinon qu'il est l'autre de tous les genres, l'autre de la définition. Par rapport aux genres et à ce qui généralise, il est ce qui dégénère, ce qui dégénéralise. Là où il y a un toujours, mettez un parfois, là où il y a un tous, mettez un quelques et vous commencez d'approcher du roman. [...] Cinq types de difficultés : la mise au point de l'intrigue, la mise en place des personnages, l'alternance des descriptions, la répartition des dialogues, enfin l'emploi des temps. À vrai dire, ces cinq nids à problèmes sont autant de traits définitoires : le roman est un objet de langage où il y a au minimum plus de deux scènes, plus de deux personnages, plus de trois langages (deux pour former le dialogue qui contraste avec le fond narratif), plus de deux lieux et plus de deux temps (pour aller des uns aux autres). Ce disant, le luthier ne vous met pas entre les mains un Stradivarius mais un embryon pratique qui peut commencer d'aimanter de façon inconsciente des épithètes sur des noms propres. Parce que, au bout du compte, c'est à peu près cela, un roman : des noms propres qui se dirigent vers leurs épithètes. » (p. 236)

« "Une intrigue!", tel est le cri dès que le cri devient langage. Et voilà une raison pour laquelle je ne crois pas aux romans sans intrigues. Chacune de nos vies est un continent que seul un récit aborde. Et non seulement il faut un récit pour accoster et s'associer sa propre existence, mais un héros pour assurer la narration, un moi pour dire je. » (p. 236)

« — Il y aurait donc pour vous une sorte de fonction originaire et universelle du roman ?
— Une fonction romanesque, oui, dont la fonction onirique donne idée par analogie. Nous sommes une espèce, parmi d'autres espèces, soumise au rêve qui répète dans la nuit l'expérience du jour. De même, il nous faut assouvir le besoin d'une auto-représentation de la vie. Remarquez qu'il n'y a pas de plus riche représentation de la psyché humaine qu'un roman. [...] Le récit humain sexualisé répond peut-être à une espèce de prérationalité nécessaire, spécifique, confuse. » (p. 237)

« — Parce que, en dehors de cette curiosité intellectuelle, vous vous servez de vos connaissances en écrivant vos romans ?
— Cela coule de source. C'est même le principal motif. Ce détour par le passé est une chasse aux formes. Je fouille les oeuvres mortes à l'égal d'un museau ou d'un bec qui cherche les morceaux les plus tièdes. Mon esthétique est une esthétique volée. C'est celle des anciens Romains. C'est celle des anciens Chinois. C'est celle des bondrées aussi : dès que je vois quelque chose qui bouge et qui m'émeut, je fonds. Je prends.  [...] Si vous voulez, la technique revient à ceci : je répare des déchirures impossibles dans le temps et l'espace. L'émotion peut alors être amorcée, remonter, irriguer le texte, s'écouler entre les lèvres de cette plaie que j'ai ouverte et qui ne cicatrise pas, le temps que le sang du fleuve de la fiction fasse à lui-même son lit. [...] Ce sont autant de vols, de courts-circuits, d'impossibilités chronologiques dont on perd la source peu à peu, absurdes comme des lapsus chronologiques, qui découvrent des terres jamais vues où on peut improviser dans l'involontaire et le hapax, qui contraignent à s'adapter autant que faire se peut à une situation qui devient de plus en plus étrange à proportion qu'elle devient de plus en plus minutieuse. Or c'est exactement ce que Freud dit de l'attitude névrotique et de la façon dont on aggrave ou noue et rigidifie un symptôme jusqu'à le rendre incompréhensible, inguérissable. » (p. 238-239)

« Les Modernes, disait-il [Quintilien], ont le plus de chance parce qu'ils ont le plus d'Anciens où charogner. Jamais le passé n'a été si profond. Nous vivons l'Âge d'or. [...] Nous sommes les naufrageurs d'une épave dont la largeur, la hauteur, la profondeur n'ont jamais connu d'égales ou de rivales. » (p. 239-240)

« Au reste il est possible que se soit refermée sans qu'on s'en rende tout à fait compte une parenthèse qui aura duré cent vingt ou cent trente ans : la parenthèse de l'originalité. Nous vivons peut-être l'élimination du romantisme. L'esthétique des romantiques, des modernes, c'est faire différent du voisin. L'esthétique plus traditionnelle, des Romains, des Chinois, des classiques, c'est faire mieux que le modèle qui émeut. Je crois que cette prétention à l'expression d'une singularité personnelle ou psychologique est aujourd'hui devenue fastidieuse. Nous en revenons peut-être aux règles plus artisanales de l'imitation et de l'émulation : rivaliser avec les précédents plutôt que se démarquer des amis. Il ne s'agit pas de restaurer des formes anciennes. Il s'agit de jouer, de relever les enchères de l'émotion et du plaisir — et sans cette ambition stérélisante et narcissique qui consiste à mettre sans cesse en avant une subjectivité qui n'a pas moyen de cesser d'être aussi universelle qu'elle est pauvre, et sans cesse moins distincte, et sans cesse moins passionnante. » (p. 242-243)

« Il [le roman contemporain] souffre à la fois d'appauvrissement morphologique et frustration fonctionnelle. La lignée dominante, en France, depuis Flaubert, est celle du roman idéologique, du roman à thèse. Un roman qui a peur de se dissoudre dans l'imaginaire, dans l'identification, dans le sensoriel, et qui se protège derrière des idées ou sous l'écran d'un style. » (p. 243)

« Aux écrivains du gueuloir, je préfère les écrivains du tacitoire — les écrivains qui font dix à douze relectures successives de leur livre sous différents points de vue afin d'assurer une coction extrême de l'oeuvre finale. La cuisson dans le silence aboutit à une certaine concentration de force. [...] Il me semble qu'on peut tirer des bénéfices de la cuisson du silence. On travaille à l'oreille, dans l'extrême silence, une très fine oreille sans théorie, sans volonté arrêtée, sans présupposé normatif, sans autre thèse que toucher, sans autre espoir que retenir l'attention. C'est l'exact contraire du roman idéologique, beaucoup plus intelligent, beaucoup plus phraseur, beaucoup plus facile à défendre. » (p. 244-245)

« Il y a roman là où il y a fonction de fides : on croit à ce qui se passe. » (p. 245)

« Une des plus fondamentales fonctions du roman est sans doute le playing au sens de Donald Winnicott et les jeux de rôle qu'il entraîne et où on s'entortille et d'où on s'extirpe tour à tour. Ce qui permet de se retrouver dans un monde qui vous protège du monde, de totaliser un monde en demeurant à sa frange. Toute autoreprésentation du monde pour peu qu'elle soit involontaire a quelque chance de témoigner du monde. C'est le contraire du réalisme. À mon sens les plus beaux romans installent les êtres qui les entourent dans une espèce de zone de transition à mi-chemin entre le fantasme et l'hallucinat. C'est une foi qui ne méconnaît pas sa fiction mais qui joue avec, et qui laisse dans une sorte de halètement, d'empressement, de transfert, devant le désirable. Dans toute lecture il faut que le désir de croire (et  celui d'être cru pour qui écrit) soit assouvi. » (p. 245)

« Le domaine du roman, comme celui des rêves ou celui des contes, ce sont les petits détails non pas vrais mais plus vraisemblables que le vrai. L'autoreprésentation de la langue et de la ±è²õ²â³¦³óè ne repose jamais que sur les petits mots et les petites choses sordides. C'est avec ce que les autres ne font pas qu'il faut faire, avec ce qui est méprisé par la cour, avec ce qui est rejeté par le discours, avec ce qui omis par la conscience d'une époque. Tout ce qui échappe à ces auteurs volontaires, ou courtisans, ou conscients, dans leur souci de contrôle à tout prix, c'est la vérité du roman. » (p. 246)

« Le roman français a été trop subjugué par l'idée et le style. Malheureusement ce n'est pas avec une forme d'écriture maîtrisée qu'on peut laisser affleurer l'immaîtrisé ou le rêve. La forme ne doit compter que comme une passionnante anesthésie mais qui n'est là que pour permettre à plus grave, à plus désirable de venir au jour. Elle n'est là que pour permettre à la lumière intemporelle de la zone d'enchantement de se porter sur toutes choses et d'irradier un peu. » (p. 249)

« À l'oeuvre fragmentée, trop maîtrisée, froide, propre, intellectuelle, à la mort, il faut peut-être préférer l'oeuvre longue, l'oeuvre qui passe la capacité de la tête, l'oeuvre où on perd pied, plus fluide, plus sale, plus primaire, plus sexuelle, l'oeuvre au coeur de laquelle on ne sait plus très bien ce qu'on fait. On raconte que les deux premières peurs, préhumaines, ont trait à la solitude et à l'obscurité. Nous aimons pouvoir faire venir à volonté un peu de compagnie et de lumière feintes. Ce sont les histoires que nous lisons et que nous tenons le soir dans nos mains. Dans le dessein de conserver cette douceur sans nom qu'est l'art, nous avons besoin que la mort et ses formes se retirent. Nous avons besoin de cesser de rationaliser, de cesser de s'ordonner ceci, de cesser de s'interdire cela. Ce dont nous avons besoin, c'est qu'un peu de lumière neuve vienne tomber de nouveau, comme un "privilège", sur les "sordidissimes" de ce monde. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une déprogrammation de la littérature. » (p. 249)
Le voeu de silence. Essai sur Louis-René des Forêts, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2005.

« Les personnages qui animent les récits de Louis-René des Forêts font l'objet d'une épreuve qui est celle du silence. Ils sont à la fois les agents et les victimes d'un sacrifice singulier dans ce sens où c'est la matière même de ce qui les met en oeuvre (le langage) qui est mise en cause et les détruit, ou se détruit en eux. » (p. 9)

« Enfin, parmi les différentes ressources d'une oeuvre qui elle-même fait appel avec une prestidigitation exceptionnelle à tous les artifices que la langue met à sa disposition, je soulignerai trois procédés qui me paraissent constants : la présence insistante, qui est non seulement fallacieuse, mais de part en part délétère, d'un narrateur à la première personne, la forme du conte mais les rets de la tragédie, enfin une extrême ironie (dont l'introduction du lecteur n'est qu'une conséquence secondaire) qui est d'autant plus remarquable que son pouvoir s'étend à tous les objets que suscite l'intrigue et à la matière même qui la rend possible, et dont l'effet dans la plupart des cas est si insidieux et si étendu qu'il retourne parfois contre lui-même son propre pouvoir avec une sorte de rage destructrice, qui revête finalement l'apparence d'un sarcasme pour ainsi dire à l'état pur, et qui rappelle à la mémoire les geste désordonnés et incompréhensibles qui concluent soudain les jeux des très petits enfants, sous forme d'un saccage abrupt, dépossédé, jetant dans tous les sens et brisant en éclats les objets  qui les entourent et dont ils avaient patiemment et longuement tiré auparavant la joie. » (p. 10-11)

« Ainsi le voeu de silence repose sur l'argument le plus certain et le plus éculé : "Si tout ce que vous pouvez dire peut se retourner contre vous, vous vous tairez." Cette méfiance, à vrai dire justifiée, à l'égard du langage, entraîne tôt à un système contradictoire et cruel, car il repose sur un sophisme tyrannique en supposant que le silence est d'une nature indépendante de celle du langage. Ainsi croit-il qu'il y a su silence extérieur à la langue, que le silence est invulnérable aux traits du langage, qu'il affranchit de lui autant qu'il préserve de lui [...] ». (p. 20)

« D'une main : parler en se taisant. De l'autre : parler pour ne rien dire. En effet, faire que la parole équivaille au silence, au coeur du désaveu, une telle proposition s'entend de trois manières : quant à la profération, écrire, quant à la signification, soustraire une à une, à mesure qu'elles se présentent, les thèses avancées dans l'écrit, quant à la narration, détruire un à un, à mesure qu'ils prennent corps, les personnages que l'intrigue suscite. » (p. 36)

« Aussi bien ce récit [Le bavard] atteste-t-il un désir plus général et plus obscur : désir d'une médiation pour elle-même, dénuée de toute fin.
Véhicule qui ne véhicule plus rien, que rien ne subordonne que lui-même, qui se consomme totalement en soi autant qu'il consume avec intensité les forces qui le sous-tendent. » (p. 38)

« L'expression du désir engendre le désir que cette expression fonde, puis l'affole, l'amplifie, parler marquant de soi un tel manque que le désir aussitôt s'engouffre dans la brèche qu'il ne cesse pas de présenter. Les mots [...] créent un monde tôt devenu une rumeur prodigieusement symbolique, bavarde, chantante, inépuisable où ce que les mots ont pour fonction de masquer, de frustrer, ou de désigner sans présence, se confond aux regards et aux membres. » (p. 43-44)

« [...] quelque pronom que ce soit dont nous usions, quelle que soit la personne qui le marque, c'est une catégorie de l'expression, de nature sans nul doute très fonctionnelle, qui n'assigne ni ne révèle rien que le registre linguistique à quoi elle se réduit. Je, toi n'appartiennent à personne, ce sont des instances de discours qui sont par elles-mêmes assurément indifférentes, et qui, si elles exercent un bouleversant effet sur ceux qui les emploient, ne reçoivent pas grand-chose en retour de ceux-là qui s'en servent, non comptée leur vie même. Elles appartiennent à la langue seule où elles forment système, et leur usage, sauf cas d'hallucination narcissique, de romantisme, de suffisance ou de folie, ne peut être crédité de beaucoup plus de valeur que celle que leur fonction machinalement assigne. » (p. 47-48)

« Tout être est un miroir d'êtres furtifs. Des ombres passent sans cesse sur nos faces et ce sont autant de visages d'êtres qui ne sont plus et qui s'expriment par nous. C'est de tout le corps et de toute l'oeuvre qu'en cherchant à taire, qu'en cherchant à faire taire, on exprime. Il y a des êtres que tout en eux dévoue. » (p. 69)

Une gêne technique à l'égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2005.

« Célibataire, morose, narcissique, dans cette langue assez récente que parlent les Français, et qui n'a pas un millénaire, il est le premier prosateur qui se soit attaché aussi assidûment à la perfection de la forme pour le plaisir de la beauté. On conçoit ce que laisse entendre cette manie harcelante du soi qu'il porte à ce qu'il laisse se détacher de lui par petits morceaux, cette attention aux déchets, cette polissure du lambeau ou de la miniature. On fait aisément se correspondre ce corps ne vivant que pour soi et ce goût de l'art pour lui-même. » (p. 12-13)

« Il fut le premier classique sans doute, aussi bien, à prôner l'originalité, à vanter l'irrégularité, à être touché d'un goût de différentiation allant jusqu'au système et à la miniature sans cesse désynchronisée. » (p. 22)

« À la fin de l'oeuvre certains discours qui étaient écrits de façon suivie furent par ses soins fractionnés sans raison apparente à coups de pied de mouche. On pourrait voir là le premier témoignage d'une sorte de compulsion au blanchiment, qui est très moderne, et qui est très obscure. » (p. 23)

« La plus large part de l'art moderne est asservie à une violence qui incite à extirper toute liaison, toute cheville qu'il a d'ailleurs cessé de supporter; [...] qui conduit au reniement plutôt qu'à la tradition, à l'amour de soi et à l'expression de cette complaisance plutôt qu'à l'astreinte technique et anonyme du métier, [...] plutôt que de ne pas se démarquer et s'assembler à ceux qui furent, ajouter à l'art et au raffinement, voire même poursuivre et défier ce qui fut beau et qui émeut encore. » (p. 39-40)

« En fait le fragment trahit plus de circularité, d'autonomie et d'unité que le discours suivi qui masque vainement ses ruptures à force de roueries plus ou moins manifestes, de transitions sinueuses, de maladroites cimentations, et expose finalement sans cesse à la vue ses coutures, ses ourlets, ses rentraitures. » (p. 49)

« Au contraire, dans les livres modernes, qui sont faits d'une sorte de juxtaposition de fragments souvent artificieux placés les uns à côté des autres tels les livres eux-mêmes s'accumulant sur les rayonnages des bibliothèques ou les pots de fleurs sur les rebords des fenêtres, la discontinuité poussée jusqu'à la roue s'efface, élance et insupporte comme une mélopée ou comme une scie. Les fragments modernes sont curieusement peu étanches, trop solidaires les uns des autres. » (p. 60-61)

« Une liberté de pur contenu n'est rien si sa forme ne la prouve pas. En d'autres termes les bienfaits du fragment sont au nombre de deux. L'un de ces bénéfices n'est que personnel; l'autre est purement littéraire : le fragment permet de renouveler sans cesse 1) la posture du narrateur, 2) l'éclat bouleversant de l'attaque. » (p. 61-62)

« Dans les meilleures pages fragmentaires, on chercherait avec avidité quelque chose qui serait non seulement cassé mais qui aussi serait cassant. Une attaque intense, arrachée au vide et que son intensité aussitôt broie. Sa densité même le replonge dans le néant tout à coup. Son interruption doit bouleverser autant que son apparition a surpris. En ce sens l'usage doit en être extrêmement circonspect, et rare, à l'instar du cri, qui n'a d'efficace et de terrible puissance que quand rien ne le prépare et quand rien ne le répète. » (p. 69)

« Je souligne la fascination extrême et presque automate que l'apparence fragmentaire exerce sur moi. Je ne masque pas la répugnance que j'éprouve à l'endroit de mon désir. [...] La gêne que j'éprouvais dans l'usage fréquent d'une forme si indigente, me paraissait si commode, si paresseuse, si accourcie et si ³Ù²¹±è±ð-à-±ô'´Ç±ð¾±±ô, si facile, est devenue un petit dépit qui est cuisant. » (p. 72-73)

La barque silencieuse. Dernier royaume VI, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009.

« Écrire des romans ôte les fers. Les romans imaginent une autre vie. Ces images et ces voyagent entraînent peu à peu des situations qui, dans la vie de celui qui lit, comme dans la vie de celui qui écrit, émancipent des habitudes de la vie. » (p. 102)

Les ombres errantes. Dernier royaume I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002.

« Il n'est pas de menteur qui ne taise le fait qu'il ment.
Le romancier est le seul menteur qui ne tait pas le fait qu'il ment. » (p. 53)

« Le latin vulgus traduit le grec demos.
Vulgarité est notre âme : langue vulgaire. Notre souffle (±è²õ²â³¦³óè) répercute l'écho de la langue du groupe (vulgus).
Vie intérieure familiale, linguistique, de plus en plus homogène, civilisée, collective : l'hétérogénéité n'est pas le destin de l'homme.
Homogénéité culturelle, historique, tel est le destin de l'homme.
Hétérogénéité naturelle, originaire, tel est le destin de l'art.
La fragmentation est l'âme de l'art.
Aux êtres égaux interchangeables des régimes démocratiques correspondirent les individualités imprévisibles des mondes romanesques. À la stips s'opposa la littera, au vulgus s'opposa l'individuum, au negotium démocratique s'opposa l'otium aristocratique. » (p. 66)

« Il y a un monde qui appartient à la rive du Léthé.
Cette rive est la mémoire.
C'est le monde des romans et celui des sonates, celui du plaisir des corps nus qui aiment la persienne à demi refermée ou celui du songe qui l'aime plus repoussée encore jusqu'à feindre l'obscurité nocturne ou qui l'invente.
C'est le monde des pies sur les tombes.
C'est le monde de la solitude que requièrent la lecture des livres ou l'audition de la musique.
Le monde du silence tiède et de la pénombre oisive où vague et se surexcite soudain la pensée. » (p. 67)

« Il est vraisemblable que l'écho du langage dans l'esprit (la conscience) impose de faire croire à la vérité des devinettes. Mais il est possible que la bonne question ne soit qu'une invention. Il est possible que tout récit humain soit un mythe qui ne concerne pas les événements de sa propre vie mais que seule la possibilité de la narration la rende vivable. Il faut un nom à l'anonyme.
Toutes les vies sont fausses.
C'est la narration qui est vive, ou vitale, ou vitalisante, ou revivifiante.
Il est possible que les romanciers soient les seuls à savoir l'erreur — puisqu'ils consacrent leut temps à travailler à son errance — que toute narration engendre et l'étrange vitalité qui naît de cette fiction. Les seuls à savoir qu'il y autant de romans possibles et aucune vérité en amont d'eux. Qu'il y a autant de questions possibles et aucune devinette véritablement posée derrière chaque drame qui y progresse. C'est pourquoi les hommes aiment tant à passer des examens, des concours, des initiations, des élections, font tant de compétitions, lisent tant de romans à énigme, s'amusent inexplicablement à faire des mots croisés : ils veulent croire qu'il y a une réponse qui précède leur question là où il n'y a que cri de pulmonation, scène invisible, questionnement corporel dénué de fin, contingence sexuelle. Ils veulent croire qu'il y a un chiffrement initial, qu'il y a une direction ou une promesse à leurs jours. » (p. 183-184)

Sur le jadis. Dernier royaume II, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002.

« Il était... Il allait... Il aimait... Il voulait... Il n'y a plus qu'à remplir. L'usage du passé est le roman même. La rime intérieure en ait, en lait est la rime magique du perdu dès l'instant où il fait retour. Tous les verbes sont augmentés d'un suffixe identique qui les rassemble dans ce son. » (p. 125)

« Les héros de conte savent qu'il faut toujours avoir le courage de choisir la chose sans valeur, empoigner l'épée souillée, s'adresser poliment aux couleuvres, avoir des prévenances insensées pour le crapaud barbotant dans sa vase et emplir ses poches de pauvres petits cailloux plutôt que de graines de céréales. Caius Albucius Silus, qui était né à Novare, pensait que les "choses les plus sordides" pouvaient être nommées dans une déclamation. Sénèque le Père lui demanda un jour des exemples de sordidissima. Albucius répondit : Et rhinocerotem et latrinam et spongias. (Les rhinocéros, les latrines, les éponges.) La pensée d'Albucius prit sa source dans une conviction violemment antiphilosophique. Les philosophes de l'école stoïcienne affirmaient que la science se définissait par le "mouvement de s'arracher aux sordida" (aux choses sordides). Tel était à leurs yeux ce qui faisait le devoir ou l'essentiel (praecipuum) de l'esprit humain. Albucius entendit opposer à la quête de l'universel la collection de l'individuel ;
au cosmique le terrestre;
à la purification le sordide;
à la philosophie le roman — ou une intuition de roman.
Aut vultus aut vulva.
Ou bien le plus noble, ou bien le plus bas. » (p. 290-291)

« Depuis l'âge de dix-neuf ans, depuis le premier livre que j'ai écrit et qui portait sur Maurice Scève, j'aurai cherché à faire revenir du monde des ombres des figures dédaignées, difficiles, fascinantes, ombrageuses, butées, splendides. Scève, Lycophron, Albucius, Labienus, Damaskios, Guy Le Fèvre, Jacques Esprit, Nicole, Racan, Hello, Parrhasios, Dom Deschamps, Sénèque le Père, Hadewijch. À chacun des livres que je leur consacre la conviction me porte que je vais effacer un peu l'infamie de l'Histoire, réparer l'erreur, apaiser l'errance, arracher le langage à son destin de calomnies, de bégueuleries, de paix, de chantonnement aigre, de gémissement tremblant, assourdi, chevrotant.
La source étrange qui jaillit au coeur du temps offre sans cesse un nouveau visage au passé qui bout. » (p. 296)

Abîmes. Dernier royaume III, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002.

« On lit des histoires imaginaires de la même façon qu'on écoute attentivement ceux qui, revenus des îles éloignées où ils étaient demeurés longtemps, le visage terni, le corps détérioré, la voix un peu perdue à force d'inaccoutumance, un peu éloignée à force de langue invraisemblable et de silence obligé, nous racontent les moeurs et les cruautés en usage dans ces pays où nous n'irons jamais.
Pays dont le seul nom est plus incompréhensible à nos langues que celui de la mort.
C'est  moins l'histoire que le réel, que la distance non finie entre les lieux et les temps, que "l'océan" qui nous sépare, que "l'espace" sans bornes qui nous en dérobe l'aspect, que "l'abîme" qui nous rejette à jamais sur la rive, que nous aimons alors. C'est cette "distance sans espérance d'être comblée" que nous recherchons de sentir en lisant. Distance sans espérance d'être comblée entre ce que nous avons connu et ce que nous n'aurions pu éprouver. Les volumes développent des organes et des âges dans nos vies plus riches que la liberté de nos songes. C'est ainsi que les lectures nous mènent au fond du monde plus loin que les voyages. » (p. 70-71)

« On ne sait pas ce qui s'est passé si on n'en a pas le récit. Mais les récits ne correspondent jamais à rien. Ils renvoient à une autre action, qui est celle du langage en activité, qui ne concorde pas avec l'expérience. La situation qui a présidé à l'ensemble des actions et des conséquences qu'elles entraînent reste trouble, sans point de vue, inchoative, abyssale, mystérieuse. Il faut se faire à cette situation vertigineuse puis l'aimer. On n'est jamais apaisé. Une description dite objective n'assouvit que les croyants forcenés au langage. Une exposition dubitative et fragmentaire peu à peu se fait sereine. La vérité ne se fait pas. » (p. 74)

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