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On pense avec des livres, des films, des tableaux, des musiques, on pense ce qui vous arrive, ce qui se passe, l'Histoire et son histoire, le monde et la vie,
et cet听avec听signe une forme particuli猫re de pens茅e qui tient compte de la rencontre, d'une rencontre entre un sujet et une oeuvre, 脿 un moment donn茅 de la vie de ce sujet et de cette oeuvre
c'est en ce sens,听avec, qu'il est dans ce livre question d'outils
d'outils pour penser. (Kaplan, 2003, 9)

Le roman, chez Leslie Kaplan, est 脿 positionner bien plus dans l'Histoire du XXe si猫cle que dans l'histoire, plus restreinte, de la litt茅rature. C'est peut-锚tre la raison pour laquelle Kaplan, au contraire d'un grand nombre de romanciers, ne cherche pas tant 脿 proposer une conception du genre romanesque qui serait 脿 comprendre dans une opposition interne 脿 sa propre histoire, 脿 l'histoire de ses formes, de ses repr茅sentations et de ses 茅coles, mais plut么t de fa莽on externe dans les relations qu'il tisse avec la litt茅rature, le cin茅ma et m锚me la psychanalyse. 脌 cet 茅gard, m锚me si elle est l'auteure de plus d'une dizaine de romans, Kaplan n'emploie presque jamais cette indication g茅n茅rique, plus encline 脿 parler de litt茅rature ou d'art. Le roman (Dosto茂evski, Kafka, Roth, Faulkner, Antelme), le cin茅ma (Cassavetes, Rivette, Godard, Bu帽uel, Chaplin), la philosophie (Blanchot, Arendt) et la psychanalyse (Freud, Lacan) participent, sans nette hi茅rarchie d'importance, de sa pens茅e du roman. L'id茅e qu'elle se fait du roman est profond茅ment rattach茅e au politique et, pour Kaplan, 芦听penser la politique pour un 茅crivain c'est penser comment une conception politique intervient DANS SON TRAVAIL D'脡CRIVAIN听禄. (Kaplan, 2003, p. 27)

En ce sens, la po茅tique romanesque de Leslie Kaplan se rapproche de la repr茅sentation moderne de l'art, qui associait entre elles la r茅volution esth茅tique et la r茅volution sociale. Or, s'il est 茅vident que Kaplan ne fait pas preuve d'un tel degr茅 d'id茅alisme, il n'en demeure pas moins qu'elle 茅tablit un rapport d'indissociabilit茅 entre les cat茅gories de l'esth茅tique et de l'茅thique. Dans l'article 芦听Roman et r茅alit茅听禄, l'auteure propose une d茅finition du genre somme toute assez commune听:

le roman a cette particularit茅 d'锚tre polymorphe, d'int茅grer, 脿 sa fa莽on, par sa libert茅, les d茅couvertes de la modernit茅. Le roman a int茅gr茅 les outils du cin茅ma, le montage, le d茅coupage, comme il a int茅gr茅 l'art moderne depuis C茅zanne, la musique contemporaine, le rock et le jazz, et les d茅couvertes de la psychanalyse, le travail sur le langage, la m茅thode de l'association libre et l'attention flottante. (Kaplan, [en ligne])

Cependant, cette capacit茅 d'int茅gration et cette libert茅 formelle qui font du roman le genre dont la particularit茅 est d'accueillir tous les autres genres (de la po茅sie au th茅芒tre) et m锚me des objets extralitt茅raires (du trait茅 de philosophie 脿 la recette de cuisine), n'est pas, pour Kaplan, une finalit茅 en soi. Comme l'indique le titre de son recueil d'essais 脿 propos du roman et des arts, le genre romanesque est pour elle un outil. Dans cet ordre d'id茅es, Kaplan explique dans 芦听Words, words, words听禄 que les 芦 choix qui concernent le personnage, la narration, l'enjeu de l'oeuvre [鈥�] construisent une 茅thique de la repr茅sentation听禄. (Kaplan, 2003, 164)听Le roman est un outil pour penser le monde en ce qu'il permet, par l'invention de personnages, de types de narrations et de formes grammaticales diverses, de r茅fl茅chir le rapport 脿 soi et au monde. Du m锚me souffle, l'茅crivaine affirme, dans 芦听Art et citoyennet茅听禄 que 芦听transmettre des 茅l茅ments inh茅rents 脿 l'art et 脿 la litt茅rature a 脿 voir avec la pratique de la citoyennet茅听禄. (Kaplan, 2003, 165)

Plus sp茅cifiquement, une conception politique des formes romanesques s'inscrit dans la r茅flexion de Leslie Kaplan par l'entremise d'une c茅l猫bre citation de Franz Kafka听: 芦听La phrase la plus politique pour moi en tant qu'茅crivain听: celle de Franz Kafka, Journal, 27 Janvier 1922, qui parle de la litt茅rature comme un 鈥渂ond hors du rang des meurtriers鈥�.听禄 (Kaplan, 2003, 26) Un des principaux enjeux de la po茅tique de Kaplan se joue dans l'opposition entre la 芦听pens茅e vivante听禄 et 芦听l'id茅e听禄. (Kaplan, 2003, 94) Si la premi猫re est li茅e au mouvement, 脿 la d茅couverte et 脿 la pens茅e, la seconde correspond plut么t 脿 l'immobilit茅, au conservatisme des formes (de langage, de pens茅e, d'organisation sociale et politique) et elle place les soci茅t茅s devant le risque du totalitarisme. L'assassin se trouve du c么t茅 de l'id茅e, c'est-脿-dire celui de la r茅ification de la pens茅e en savoir, celui du d茅placement de la complexit茅 et de l'inconnu de la pens茅e vers des formes de savoir connues. On comprend comment le roman, dans la souplesse formelle qui le caract茅rise, est intrins猫quement li茅, pour Kaplan au moins, 脿 des enjeux 茅thiques.

Discutant d'un roman de Faulkner, Le Bruit et la Fureur, Kaplan pose la question de l'utilit茅 de la litt茅rature et offre une r茅ponse, ou plut么t des lignes de force, des indications, en trois temps听:

Ce qui se passe, et qui est bien s没r une r茅ponse 脿 la question 脌 quoi sert la litt茅rature听: Jason Compson est justement un personnage, pris dans un r茅cit, une histoire, c'est Le Bruit et la Fureur, et Faulkner, puisqu'il s'agit ici de lui, invente des FORMES qui permettent de PENSER, de penser comme pense la litt茅rature, en faisant L'EXP脡RIENCE D'UN POSSIBLE. (Kaplan, 2003, 16)

Ces trois composantes de la conception de la litt茅rature, la pens茅e, les formes et l'exp茅rience d'un possible formeront l'itin茅raire de ce travail. Des notions li茅es au roman comme le personnage et la narration, de m锚me que les rapports entre litt茅rature et psychanalyse, roman et sociologie, seront abord茅s. Ils permettront de d茅ployer la po茅tique romanesque de Leslie Kaplan.

Penser la pens茅e.

C'est 脿 travers une formule en apparence tautologique que Leslie Kaplan expose sa repr茅sentation de la pens茅e听: 芦听la pens茅e on ne l'a pas. On la pense.听禄 (Kaplan, 2003, 113) La pens茅e est un acte, elle ne s'acquiert pas comme l'on peut acqu茅rir un savoir, que Kaplan oppose pour cette raison 脿 la pens茅e. Dans ses articles, l'auteure construit toute une s茅rie d'oppositions qui rejoue cette distinction initiale entre la pens茅e et le savoir, notamment la vie et la mort, dont la seconde doit 锚tre soigneusement s茅par茅e de la premi猫re. Kaplan explique que 芦听le m茅lange de la vie et de la mort est ce qui menace le plus l'art, comme ce qui menace le plus la parole est d'enfermer l'autre dans des cat茅gories, de le figer, le chosifier 鈥� de le tuer 鈥�, au lieu de reconna卯tre qu'on s'adresse, toujours, d茅j脿, 脿 lui听禄. (Kaplan, 2003, 126) On retrouve ici la fameuse citation de Kafka qui fait de la litt茅rature un bond hors du rang des assassins. Pour Kaplan, l'assassin est celui qui valorise le maintien de l'ordre par sa tentative de circonscrire et d'expliquer les 茅v茅nements et les individus, c'est celui qui, au fond, croit savoir. Par le fait m锚me, l'assassin nie l'alt茅rit茅, car il comble le foss茅 qui le s茅pare de l'Autre en lui imposant ses propres cat茅gories de pens茅e. Il ram猫ne, en d'autres mots, l'inconnu au connu. Dans l'art, le 芦听connu r茅confortant听禄 (Kaplan, 2003, 126) dont parle Kaplan, efface l'Autre, et 芦听sans parano茂a excessive, on peut [lui] attribuer, par simple constat, le r么le de maintenir le public, consentant, dans l'茅tat comateux de mort-vivant, requis, de fa莽on g茅n茅rale, par le syst猫me听禄. (Kaplan, 2003, 126) Ce constat sans r茅plique est pouss茅 dans ses cons茅quences les plus d茅sastreuses par Kaplan, qui s'appuie dans sa r茅flexion sur Hannah Arendt听: 芦听l'impuissance, la passivit茅, et le ressentiment, font partie des 茅l茅ments qui 鈥渄ans une soci茅t茅 non totalitaire pr茅parent l'av猫nement d'une soci茅t茅 totalitaire鈥� [鈥�].听禄 (Kaplan, 2003, 1991)

Le roman comme pens茅e correspond 脿 une mise en mouvement et s'oppose radicalement, pour Leslie Kaplan, 脿 la sociologie, qu'elle n'h茅site pas 脿 positionner dans le rang des assassins. Dans 芦听Le style de Daney听禄, elle fait siennes les analyses de Serge Daney, qui critique l'aspect sociologisant du film听Moi, Christiane F., 13 ans, drogu茅e, prostitu茅e听:

La v茅rit茅 est du c么t茅 du personnage, pas du cas. Le cas r茅duit, transforme en objet, 芦听on ne s'int茅resse pas 脿 un cas, on se penche sur lui听禄, et ajoute Daney, qui enfonce le clou du sadisme contenu dans un regard soi-disant scientifique, 芦听d茅sint茅ress茅听禄 鈥� il a sous-titr茅 son texte, 芦听la drogue tue, la sociologie aussi听禄 鈥�, 芦听on se penche d'autant plus qu'on est bien s没r de ne jamais tomber听禄. (Kaplan, 2003, 96)

La sociologie tue, au sens o霉 elle classifie, r茅ifie, explique un 鈥� les 鈥� cas. Le reproche fait au film est de cantonner le personnage dans une explication sociologique, en partie d茅terministe. Pour Kaplan, 芦听consid茅rer un personnage du point de vue d'une explication, quelle qu'elle soit, traumatique, psychologique, sociologique, [lui] para卯t enfermant, rassurant et enfermant听禄. (Kaplan, 2003, 29) Au contraire, 芦听penser c'est lier, mettre en rapport des choses apparemment sans rapport, cr茅er la surprise, l'茅tonnement, ouvrir, et non expliquer, enfermer dans des cat茅gories听[鈥�] Un personnage est une forme que peut prendre 脿 un moment donn茅 une question听禄. (Kaplan, 2003, 29)听En palimpseste, c'est la formule de Maurice Blanchot, affirmant que la litt茅rature commence quand elle pose une question, qui se dessine. S'il le personnage demeure une question, c'est que Kaplan se m茅fie, comme 芦听Kafka, Freud, Arendt, Chaplin听禄 芦听de la vieille conception d'une nature humaine donn茅e听禄. (Kaplan, 2003, 28)听

La psychanalyse pr茅sente pour Leslie Kaplan des correspondances avec le roman et la litt茅rature, du moins tel que l'茅crivaine les con莽oit. La psychanalyse comme m茅thode, plus que les contenus qu'elle met 脿 notre disposition (芦听le sexuel听禄, 芦听l'infantile听禄 sont aux yeux de Kaplan des 芦听savoirs morts听禄) (Kaplan, 2003, 61), permet d'envisager le personnage de roman de mani猫re 脿 ne jamais le confiner 脿 des cat茅gories psychologiques et sociologiques, rejet茅es par Kaplan听:

On trouve peu ce personnage du psychanalyste dans la litt茅rature, il est pourtant tout 脿 fait contemporain, la psychanalyse est dans la culture depuis cent ans. Mais on s'est surtout int茅ress茅 aux CONTENUS de la d茅couverte freudienne, la sexualit茅 infantile, le refoulement, le r么le de la famille, etc. Tout cela est en effet absolument passionnant, et les explications psychanalytiques sont devenues monnaie courante, dans la litt茅rature comme au cin茅ma. Pourtant il me semble qu'on a laiss茅 de c么t茅 ce qui concerne la M脡THODE, et qui est le fondement de l'茅thique freudienne. Le psychanalyste cherche 脿 entendre le caract猫re VIVANT du langage, il tient compte du double caract猫re du langage听: le langage est ADRESS脡 脿 quelqu'un, m锚me 脿 l'insu de celui qui parle, et le langage est POLYS脡MIQUE, il se d茅ploie sur plusieurs dimensions, il comporte par sa mati猫re m锚me la possibilit茅 de jouer avec le son et le sens des mots. C'est la m茅thode invent茅e par Freud qui permet au psychanalyste de tenir compte dans son 茅coute de ce double caract猫re du langage. Le psychanalyste m'int茅resse EN TANT QU'脡CRIVAIN parce qu'il y a dans la m茅thode freudienne des correspondances avec ce que je cherche 脿 faire COMME 脡CRIVAIN. Cette m茅thode, je le rappelle dans mon livre, est, du c么t茅 de l'analyste, le pendant de la r猫gle de la libre association pour le patient, 芦听Dites tout ce qui vous vient 脿 l'esprit听禄. Il faut, dit Freud, que le psychanalyste n'attache d'importance particuli猫re 脿 rien de ce qu'il entend, et il doit pr锚ter 脿 tout la m锚me attention 芦听flottante听禄. Cette disponibilit茅 脿 TOUT ce qui peut ADVENIR, en restant en m锚me temps rigoureux par rapport 脿 ce qui EST, c'est certainement ce que je cherche.听(Kaplan, 2003, 32)

C'est dans le langage que Kaplan noue des relations entre litt茅rature et psychanalyse et 茅labore 脿 partir de l'茅thique freudienne une 茅thique de la litt茅rature, ce qu'elle fait en relevant une double nature du langage听: son caract猫re polys茅mique ainsi que son aspect dialogique. Ces deux pans du langage, qui font que ses niveaux de significations sont multiples et qu'il comporte une dimension intersubjective, forcent l'茅crivain et le psychanalyste 脿 l'attention flottante, 脿 la disponibilit茅. L'茅thique dont parle Kaplan, tant dans l'茅criture que dans la lecture, est une position d'humilit茅听: le jugement est suspendu et les savoirs pr茅alables d茅laiss茅s. Le langage vivant est 脿 saisir dans son devenir plut么t que dans les cat茅gories pr茅existantes au mouvement de la pens茅e qui court dans une parole ou une 茅criture particuli猫re. Ce rapport au langage que Kaplan d茅couvre dans la m茅thode psychanalytique donne une inflexion au regard qu'elle pose sur le personnage听:

la psychanalyse est 脿 l'oppos茅 d'une position romantique que l'on peut aussi trouver dans la litt茅rature, quand la litt茅rature, id茅alis茅e, se veut en dehors de la vie, du monde, ou dress茅e seule contre la vie, le monde, etc. Au contraire, l'茅thique de la psychanalyse et l'茅thique de la litt茅rature se rejoignent pour moi en ceci que et la psychanalyse et la litt茅rature refusent le naturalisme et le romantisme, et cherchent, chacune 脿 partir de sa pratique sp茅cifique, 脿 tenir compte du postulat moderne听: il n'y a pas de nature humaine donn茅e. (Kaplan, 2003, 37)

Ni naturalisme (l'individu serait conditionn茅 par son environnement social) ni romantisme (l'individu existerait de fa莽on compl猫tement ind茅pendante et id茅alis茅e en dehors de la soci茅t茅), Kaplan refuse de penser l'humain dans ses repr茅sentations extr锚mes, lui refusant toute nature. Le personnage, comme l'individu, existe dans des relations diverses, complexes et inconnues qui parcourent son int茅rieur, son langage et le dehors, c'est-脿-dire le monde.

Formes ou une 茅thique de la virgule.

Pour Kaplan, la forme est absolument indissociable d'une 茅thique. Dans un article sur Maurice Blanchot, dont le travail d'茅crivain-philosophe est d'une importance cruciale pour l'oeuvre de Kaplan, celle-ci commente le statut 茅thique de toute parole d'茅crivain听:

Quel langage, quelle parole 鈥� quelle 茅criture 鈥� faut-il pour que l'autre soit. Cette interrogation est au coeur m锚me de l'acte de parler, ce n'est pas une question de morale, o霉 il faudrait se conformer 脿 une obligation, mais d'茅thique, qui d茅finit la position du sujet parlant, 茅crivant, dans le monde, sa fa莽on particuli猫re de r茅pondre au r茅el. Ce que l'on lit 脿 travers le travail de Blanchot, c'est comment l'茅thique d'un auteur est toujours 脿 chaque fois 脿 l'oeuvre dans les formes, dans le mouvement de la pens茅e, le style. (Kaplan, 2003, 88)

De la m锚me mani猫re, une pens茅e est 脿 l'oeuvre dans le style de Kaplan. L'茅l茅ment formel le plus minimal d'une parole, d'une 茅criture ou d'une oeuvre donne des indications sur le mouvement propre 脿 un auteur. Le simple usage des signes de ponctuation tel que le point d'interrogation, le point d'exclamation ou la virgule, comme Kaplan l'explique dans un entretien avec Rolande Causse intitul茅 芦听La virgule comme mouvement de pens茅e chez Leslie Kaplan听禄, se donne 脿 lire comme de la pens茅e听:

Je ne pense pas d'embl茅e en termes de ponctuation mais en termes de coupures. J'aime les virgules parce qu'elles sont une fa莽on de d茅couper le r茅el, de marquer ses diff茅rents aspects. Ce qui m'int茅resse, ce que j'appelle saisir le r茅el, c'est l'attraper, l'茅crire par tous les c么t茅s 脿 la fois, et la virgule me para卯t un moyen pour saisir, attraper les diff茅rents points de vue. Elle est li茅e aussi 脿 un certain rapport 脿 l'oralit茅. Elle permet de suivre les mouvements de pens茅es鈥� (Causse, 1998, 175)

L'usage singulier de la virgule op茅r茅 par Kaplan, et que souligne Causse, installe d茅j脿 Kaplan comme sujet parlant, mais il y a plus听: cette marque de ponctuation organise une pens茅e. L'茅crivaine 茅tablit d'abord une relation entre la virgule et le r茅el, la premi猫re servant 脿 diviser le second. Comme il est possible de le faire avec le point, la virgule cr茅e chez Kaplan des effets de juxtapositions, de surprise, d'inconnu听: 芦听ce qui fait le myst猫re, c'est le lien entre les mots, entre les pens茅es. Il y a un lien, on le per莽oit, enfin, j'esp猫re, mais quel est-il听? Il n'est pas explicit茅, j'aimerais que le lecteur le cherche.听禄 (Causse, 1998, 176) Cette d茅coupe du r茅el, chez Kaplan, implique le lecteur. Le myst猫re, grammatical, syntaxique et logique force une attention accrue au texte et, ultimement, au r茅el, transform茅 par la lecture du roman. Dans le m锚me entretien, Rolande Causse insiste sur un cas sp茅cifique dans lequel Kaplan emploie la virgule听: 芦听Dans听Depuis maintenant听辞耻听Miss Nobody Knows, vous utilisez fr茅quemment une virgule suivie d'une majuscule pour introduire un dialogue. [鈥�] Pourquoi听?听禄 (Causse, 1998, 175) L'茅crivaine explique听:

Pour 锚tre en phase avec le mouvement, avec quelque chose de proche du mouvement de la pens茅e. La virgule suivie d'une majuscule est plus rapide que le tiret, on va avec le personnage, c'est un rapprochement. On peut dire des mots 茅normes en ne les soulignant pas comme dans un dialogue avec tirets ou guillemets, les mots ne sont pas s茅par茅s du personnage qui les dit. Ils ont ainsi une forme de r茅alit茅 particuli猫re, une mat茅rialit茅.听芦听Elle m'avait dit, J'ai tellement peur听禄听: on reste 脿 l'int茅rieur du personnage, la phrase prononc茅e, 芦听J'ai tellement peur听禄, fait encore partie du personnage. La phrase a autant de mat茅rialit茅 que la couleur des cheveux, la forme des corps. Pour moi, c'est important, les mots ont une existence, la pens茅e aussi, c'est pourquoi je parle de 芦听r茅el de pens茅e听禄. Par exemple, quand le personnage de听Miss Noobdy Knows听est au caf茅, elle parle en captant quelque chose qui est dans l'air, et ce qu'elle dit est comme un bloc mat茅riel, r茅el. (Causse, 1998, 175-176)

脌 la dimension du r茅el d茅coup茅 par la virgule s'en ajoute une deuxi猫me听: l'oralit茅. La virgule n'est pas simplement une fa莽on d'organiser singuli猫rement la phrase, elle est aussi et surtout une prise en compte de la parole des personnages. Autrement dit, la virgule trouve ici une valeur 茅thique, car elle mat茅rialise la voix des personnages dans le texte. Plus encore, une autre cons茅quence d茅coule de ce type de ponctuation. La parole des personnages et la narration sont contemporains l'un de l'autre. Le narrateur ne distribue pas par avance un savoir sur le personnage, car il suit le mouvement de sa parole听: 芦听En ce sens tout est au pr茅sent, l'identit茅 de chacun se construit dans et par le r茅cit qu'il en fait. Tout est depuis maintenant听: c'est le titre que j'ai donn茅 脿 un de mes livres et qui inaugure une s茅rie.听禄 (Kaplan, 2003, 34) Kaplan 茅labore听:

Ce qui m'int茅resse en tant qu'茅crivain c'est une narration qui ne soit pas naturaliste, qui ne soit pas fond茅e sur un savoir pr茅alable, qui ne vise pas 脿 ramener 脿 du d茅j脿 connu. Le point de vue du narrateur omniscient, non. Mais qu'il y ait le maximum d'茅galit茅 entre le narrateur et les personnages听: ce que sait le narrateur, les personnages le savent aussi, ils ne sont pas en dessous de lui, sinon on tombe dans une complicit茅, une connivence avec le lecteur sur le dos du personnage. (Kaplan, 2003, 33)听

Dans la perspective d'une 茅thique litt茅raire fond茅e sur une 茅thique de la psychanalyse, tous, 茅crivain, personnages et lecteur ont la m锚me information. Pas d'ubiquit茅, ni de savoir pr茅alable et 芦听en ce sens, affirme Kaplan, la narration est proche de celle de Dosto茂evski, et diff茅rente de celle de Flaubert qui, lui, 茅crit du point de vue de celui qui sait ce que ses personnages ne savent pas听禄. (Kaplan, 2003, 177) Voici toute la diff茅rence entre un narrateur dieu qui sait tout de ses personnages et un narrateur psychanalyste qui ne sait rien du dieu int茅rieur de ses personnages.

Le saut ou l'exp茅rience des possibles.

Le roman comme exp茅rience des possibles est 脿 comprendre dans son rapport 脿 la fiction, qui doit 锚tre, pour Kaplan, ce qu'elle appelle un 芦听saut听禄听:

La fiction, l'invention par les mots, la libert茅 que donne l'茅criture, toutes les possibilit茅s infinies de 鈥渟auter鈥� ce n'est pas n'importe-quoi, c'est une fa莽on 脿 la fois de prendre la r茅alit茅 au s茅rieux et d'exp茅rimenter sa non-n茅cessit茅. Au lieu de s'aplatir devant la r茅alit茅, de dire 鈥渃'est comme 莽a鈥�, c'est une fa莽on de r茅pondre, de transformer. (Kaplan, 2003, 22)

Sauter doit s'entendre comme le saut hors du rang des assassins dont parle Kafka dans son journal. En ce sens, 芦听prendre la r茅alit茅 au s茅rieux听禄 c'est consid茅rer son caract猫re contingent听: cet 茅tat du r茅el pourrait ne pas 锚tre. Les cons茅quences que ce regard pos茅 sur la r茅alit茅 engage sont importantes听: elles conf猫rent 脿 la fiction une force de transformation. Cependant, il ne s'agit pas de transformer l'ensemble du monde. Kaplan con莽oit bien qu'il existe un 茅cart entre le roman et le r茅el, de l脿 l'importance de la notion de saut听: 芦听Le saut est un acte de la pens茅e, une rupture qui permet de quitter le ressassement, la continuit茅, le face 脿 face avec le r茅el. Il cr茅e une distance, un espace, il met derri猫re, il permet de passer ailleurs.听禄 (Kaplan, 2003, 22) Ce que transforme le roman par cet 芦听acte de la pens茅e听禄, c'est son lecteur. Le roman invente des formes langagi猫res, des situations et des personnages singuliers et, en cela, modifie le rapport 脿 soi et au monde de son lecteur. La fiction, en d'autres mots, est une exp茅rience d'alt茅rit茅.

Dans sa r茅flexion sur le roman et la litt茅rature, Kaplan prend acte des travaux d'Hannah Arendt sur la condition de l'homme moderne 鈥� qui n'est pas sa nature 鈥�, qu'elle met en rapport avec la fiction听:

Hannah Arendt dit que 芦听les modernes n'ont pas 茅t茅 rejet茅s dans le monde (par la mort de Dieu, par la fin de la transcendance)听: ils ont 茅t茅 rejet茅s en eux-m锚mes听禄. La fiction, cette exp茅rience du possible, est une des fa莽ons de sortir de l'ali茅nation, de l'enfermement, de ce ressassement malheureux et mis茅rable qu'est le seul souci de soi. (Kaplan, 2003, 25)

La fiction aurait comme fonction de soulager l'individu du 芦听souci de soi听禄. Un peu paradoxalement, les romanciers avec lesquels Kaplan construit une filiation (en particulier Dosto茂evski et Kafka) font de cette mis茅rable exp茅rience de soi le sujet m锚me de leurs oeuvres. Plus encore, ce que le roman met en sc猫ne n'est pas seulement la conscience de soi comme exc猫s, mais la conscience de sa propre pens茅e. Ici, la forme du roman (pens茅e mouvante) rejoint le sujet (la pens茅e de ses personnages). Il s'agit d'une pens茅e toute-puissante, c'est-脿-dire infinie, mais en cela angoissante, car il est impossible de pr茅voir o霉 elle nous m猫nera, 脿 la folie peut-锚tre听:

La violence de Dieu qui constitue Job en l'obligeant 脿 quitter une position de revendication et 脿 assumer sa solitude d'homme agissant parmi les hommes, cette violence du r茅el qui parle et qui dit seulement, Je suis, Dosto茂evski lui donne une figure nouvelle et 芦听absolument moderne听禄听: on peut voir l'homme du sous-sol comme une r茅incarnation de Job avec cette diff茅rence que Dieu est maintenant 芦听脿 l'int茅rieur听禄, le Tout-puissant est devenu la pens茅e. 芦听On peut tout penser听禄, 芦听toutes les id茅es sont possibles听禄, voil脿 ce dont l'homme du sous-sol fait l'exp茅rience. L'une des figures du r茅el est la pens茅e听: violence, force, inhumanit茅 de la pens茅e, la pens茅e inclut l'impensable. (Kaplan, 2003, 49)

La pens茅e se transforme au tournant du XXe si猫cle et occupe un espace si important qu'elle se mat茅rialise. Pour Kaplan, c'est ce que le roman moderne manifeste. Comme dans听Les notes du sous-sol, les personnages de ces romans s'adonnent 脿 de longs monologues dans lesquels ils repoussent sans cesse les limites de la pens茅e, jusqu'脿 l'incompr茅hension ou 脿 la folie (c'est la m锚me chose). Dans les romans de Kaplan, les personnages bavardent entre eux jusqu'脿 vider de sens le contenu de leurs paroles. Dans听Mathias et la R茅volution, par exemple, les personnages s'interrogent sur la R茅volution fran莽aise, son sens, sa fortune dans les id茅es sociales et politiques, jusqu'脿 perdre le sens initial de leurs propres questionnements.

Pourtant, selon Leslie Kaplan, 芦听la pens茅e se reconnait dans le bavardage. L'homme du sous-sol s'茅crie douloureusement que la 鈥渄estin茅e unique de l'homme intelligent est de bavarder, c'est-脿-dire, de parler pour ne rien dire鈥� [鈥�]听禄. (Kaplan, 2003, 47) Elle d茅veloppe son point de vue dans un commentaire de l'oeuvre du cin茅aste Cassavetes, qui met pour elle en jeu cette contradiction entre l'infinie puissance de la pens茅e et le risque de s'y perdre听:

Les personnages de Cassavetes, comme ceux de Dosto茂evski, vivent cette contradiction jusqu'au bout, ils sont 芦听excessifs听禄, ils parlent tout le temps, ils explorent par la parole toutes les possibilit茅s, amoureux ou ivres, heureux, d茅sesp茅r茅s ou inquiets, ils ont les comportements les plus extr锚mes, et en m锚me temps ils sont conscients, m锚me 脿 leur insu, qu'une certaine limite, si elle est d茅pass茅e, peut les renvoyer 脿 la 芦听vraie听禄 folie, 脿 une parole qui tourne 脿 vide. Quelque chose plane qui peut 脿 tout moment ruiner la parole. Cela peut 锚tre le meurtre. Le meurtre isole, radicalement. Raskolnikov en fait l'exp茅rience, quand il a le pressentiment qu'il pourrait ne plus jamais parler 脿 personne. Cosmo aussi, quand, meurtrier et bless茅, il va voir la m猫re de son amie noire, il lui parle de n'importe quoi 鈥� en fait听: de son p猫re听鈥�, et elle le renvoie, elle ne veut pas l'茅couter. Quand l'impossible est accompli, on ne peut que parler 芦听autour听禄. 芦听Il n'y a plus de rapport听禄, comme dit Eliot, 芦听there isn't any joint听禄. I knew a man once did a girl in... / He didn't know if he was alive / and the girl was dead / He didn't know if the girl was alive / and he was dead / He didn't know if they both were alive / or both were dead / There wasn't any joint... / For when you're alone like he was alone...听Une situation-limite, un meurtre, rend sensible, en creux, ce qui emp锚che la parole de tourner 脿 vide听: la pr茅sence d'un autre toujours d茅j脿-l脿, le fait que toute parole est adress茅e. (Kaplan, 2003, 120-121)

Enfin, le roman selon Leslie Kaplan doit 锚tre compris d'abord et avant comme outil de pens茅e, qui met en jeu des formes et l'exp茅rience de possibles. Ce qui occupe la r茅flexion de l'auteure de听Mathias et la R茅volution, ce sont d'abord des pr茅occupations 茅thiques et politiques, c'est-脿-dire individuelles et collectives. C'est pourquoi, semble-t-il, Kaplan ne ressent pas le besoin de s'opposer clairement 脿 d'autres romanciers pour illustrer et d茅fendre sa po茅tique, alors que, d'un autre c么t茅, elle s'attaque farouchement 脿 la sociologie et ancre son discours dans la m茅thode psychanalytique. En ce sens, ce n'est pas un hasard si les romanciers les plus cit茅s par Kaplan sont deux auteurs dont on a reconnu la r茅ussite de leur travail quant 脿 la psych茅 de leurs personnages. N'est-ce pas Nietzsche, apr猫s tout, qui affirmait que Dosto茂evski 茅tait la seule personne 脿 lui avoir appris quelque chose dans le domaine de la psychologie听?

Pour sa part, Kaplan ne fait pas tant du roman un art de l'exploration des profondeurs de la psychologie humaine que l'espace d'une exp茅rience des possibles听: formels, de la pens茅e et de l'individu. 脌 l'encontre d'une conception sociologique de l'humain et d'un discours qui pr茅tendrait exposer la nature humaine, les romans de Leslie Kaplan donnent 脿 lire et 脿 entendre des personnages (individus) en devenir, bavards et ouverts 脿 l'inconnu. Dans cette logique de l'advenir, la narration dans les romans de Kaplan ne conclue pas听: le 芦听d茅roulement听禄 (Kaplan, 2003, 166) prime effectivement sur le 芦听d茅nouement听禄. (Kaplan, 2003, 166) Le saut, entre la r茅alit茅 et la fiction qui donne 脿 penser des formes possibles de l'existence, confirme le roman dans sa fonction d'outil听:

Mais en m锚me temps que la possibilit茅 et le plaisir de penser, ces aller et retour entre fiction et r茅alit茅 cr茅ent une extraordinaire 茅motion. D'o霉 vient cette 茅motion听? Elle vient de ce que nous avons saisi par ces mouvements d'aller et de retour, par ces textes, que nous sommes tous dans le m锚me monde, nous humains et nos oeuvres, dans le m锚me monde, il n'y en a pas d'autre, voir un film, lire un livre, est une exp茅rience, elle est pr茅caire, et n茅cessaire, et unique, et urgente, nous sommes tous mortels.听(Kaplan, 2003, 105)

Ouvrages cit茅s :

• CAUSSE, Rolande.听La langue fran莽aise fait signe(s): Lettres, accents, ponctuations, Paris, Seuil, 1998.
• KAPLAN, LESLIE.听Les Outils, Paris, P.O.L., 2003.
• KAPLAN, LESLIE. 芦 Roman et r茅alit茅 禄, dans听Leslie Kaplan - Les outils,听, page consult茅e le 2 janvier 2017.

Ce dossier sur Leslie Kaplan, introduit par un court article dont l'objectif est de mettre en 茅vidence les grands 茅nonc茅s, les orientations majeures et les th茅matiques principales de la po茅tique romanesque de l'auteure, n'est pas un travail exhaustif. Il concerne principalement les articles et les entretiens que Kaplan a rassembl茅s dans le recueil听Les outils,听publi茅 chez l'茅diteur P.O.L. en 2002, mais pas uniquement. Pour d茅couvrir encore plus de mat茅riel sur le discours de Kaplan sur sa pratique d'茅crivaine, il est possible de consulter son , dans lequel elle publie articles et entretiens.

芦听脌 quoi sert la litt茅rature听禄, dans听Les outils, Paris, P.O.L., 2003.听

芦 Qui a peur de la fiction 禄, dans听Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

芦 La phrase la plus politique pour moi en tant qu'茅crivain 禄, dans听Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

芦 Litt茅rature et psychanalyse 禄, dans听Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

芦 Le refus du cas 禄, dans听Leslie Kaplan - Les outils, , page consult茅e le 3 janvier 2017.

芦 L'exp茅rience du meurtre 禄, dans听Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

芦 Kafka 禄, dans听Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

芦 Penser la mort 禄, dans Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

芦 Maurice Blanchot 禄, dans听Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

芦 Style de Daney 禄, dans听Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

芦 Translating is sexy 禄, dans听Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

芦 Cassevetes, Dosto茂evskiet et le meurtre 禄, dans听Les outils, Paris, P.O.L., 2003.

芦听Le personnage m'implique, comment听? Comment suis-je impliqu茅e par ce type horrible 脿 qui bien s没r je n'adresserais pas la parole une seconde dans la r茅alit茅听?听禄 (p. 17)

芦听Quand je suis impliqu茅e ce n'est pas du tout pour me dire, 鈥渕oi aussi je suis comme lui鈥�, introspection, aveu, nous humains nous avons tous des mauvaises pens茅es, nous sommes tous mauvais, culpabilit茅 mortifiante qui revient 脿 banaliser, 脿 nier le tranchant des actes, 脿 surtout 茅viter de penser.听禄 (p. 17)

芦听Mais c'est un possible, une fiction听: j'aurais pu 锚tre comme lui [le personnage], comme n'importe quel 锚tre humain. Autrement dit听: c'est un type horrible, ce n'est pas un monstre, il n'est pas en dehors de l'humain. L'inhumain fait partie de l'humain, c'est sa limite toujours possible. Mais un meurtre est un meurtre. La bonne distance听: le lecteur a la place, et le temps, pour penser, pour questionner听: comment est-ce possible, qui est-il, et, suspense, que va-t-il faire.听禄 (p. 17)

芦听Cette fa莽on de penser n'est pas d茅montrer, elle ne donne pas de certitude, elle ne ram猫ne pas l'inconnu au connu, mais elle met en rapport ce qui semblait sans rapport, elle s'appuie sur la r茅alit茅, sur les faits, mais elle y cr茅e du jeu, elle ouvre.听禄 (p.17-18)

芦听Comment est cr茅茅e cette bonne distance听? Essayer d'analyser comment l'茅crivain Faulkner s'y prend, les formes qu'il invente, quelques-unes d'entre elles, ce n'est pas un exercice acad茅mique听: c'est analyser une pens茅e en acte 鈥� un style 鈥� qui est une fa莽on de r茅pondre au monde.听禄 (p. 18)

[脌 propos de Jason Compson, personne du roman听The Sound and the Fury听de Faukner]: 芦听Jason termine comme il a commenc茅, mais le lecteur, lui, ce lecteur qui l'a accompagn茅, a pu penser, 鈥渟auter en dehors de la rang茅e des assassins鈥� (Kafka), et dans le monde des hommes qu'il n'a 茅videmment jamais quitt茅 鈥� le monde de la fiction n'est pas un ailleurs, on ne s'茅vade pas par la litt茅rature comme il est dit parfois 鈥�, dans ce monde, qui est le m锚me, des hommes et de leurs oeuvres, le lecteur est modifi茅.听禄 (p. 19)

芦听Modifi茅, comment听? La litt茅rature n'apporte pas un savoir, ce n'est pas une p茅dagogie, mais elle est une fa莽on de penser. Dans ce monde, le n么tre, o霉 la guerre est aussi un fait divers, le lecteur a pu faire l'exp茅rience de ce que c'est, quelqu'un qui est dans la haine, mais il n'est pas quitte avec 莽a, ce n'est pas un acquis, de la culture 脿 consommer ou 脿 garder dans une cave ou une biblioth猫que听: il continuera 脿 锚tre travaill茅 par ces mots qu'il a lus, qu'est-ce que c'est ce personnage, qu'est-ce qu'il repr茅sente pour lui, qu'est-ce que, lui, lecteur, PENSE de 莽a. C'est-脿-dire, et c'est encore l'exp茅rience et le risque d'un possible听: si lui, le lecteur, ne pense pas comme Jason Compson, il pense en fait quoi.听禄 (p. 19-20)

芦听Pourquoi cette n茅gation de la fiction听?听La fiction n'est pas seulement un DROIT, le droit de penser, c'est-脿-dire听: toutes les pens茅es sont possibles, on peut TOUT penser, RIEN n'est interdit 脿 la pens茅e, c'est aussi un MOYEN, justement un moyen de penser.听禄 (p. 22)

芦听Pour d茅finir la fiction Kafka parle d'un saut听: 鈥溍ヽrire, c'est sauter en dehors de la rang茅e des assassins鈥�.听Le saut est un acte de la pens茅e, une rupture qui permet de quitter le ressassement, la continuit茅, le face 脿 face avec le r茅el. Il cr茅e une distance, un espace, il met derri猫re, il permet de passer ailleurs.听Les assassins dont parle Kafka sont, contrairement 脿 ce que l'on pourrait croire, ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui r茅p猫tent et recommencent la mauvaise vie telle qu'elle est. Ils assassinent quoi听? justement le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.听禄 (p. 22)

芦听Pour sauter il faut un appui听: quand on 茅crit, les mots sont cet appui.听La fiction, l'invention par les mots, la libert茅 que donne l'茅criture, toutes les possibilit茅s infinies de 鈥渟auter鈥� ce n'est pas n'importe-quoi, c'est une fa莽on 脿 la fois de prendre la r茅alit茅 au s茅rieux et d'exp茅rimenter sa non-n茅cessit茅. Au lieu de s'aplatir devant la r茅alit茅, de dire 鈥渃'est comme 莽a鈥�, c'est une fa莽on de r茅pondre, de transformer.听禄 (p. 22)

芦听Or il me semble que ce statut fondamental, constituant, de la fiction est menac茅 non seulement par des diktats d茅biles religieux, politiques, judiciaires ou policiers qui d茅clinent l'interdit 鈥渋l ne faut pas penser鈥�, mais aussi par des formes de pens茅e, ou de non-pens茅e, naturalistes, qui sont r茅actionnaires en ce qu'elles nient le saut, le banalisent, le recouvrent, l'effacent. C'est ce qui se passe quand devant un acte, une oeuvre, un objet, on privil茅gie les explications, psychologiques, sociologiques, biographiques, etc., etc., quand on cherche 脿 ramener l'inconnu au connu au lieu de le consid茅rer, cet inconnu, dans sa nouveaut茅, sa rupture, de l'examiner, de le d茅ployer. Il a 茅crit 莽a parce que... son p猫re, sa m猫re, etc.听禄 (p. 23-24)

芦听Au contraire, ce que dit Peter Brook听: 鈥淗amlet n'est pas comme 'moi', il n'est pas comme tout le monde, parce qu'il est unique...Dans l'histoire un homme comme Hamlet a exist茅, a v茅cu, respir茅 et parl茅 une seule fois. Et nous l'avons enregistr茅听!鈥� L'universel des questions de Hamlet n'est pas donn茅, pour les entendre, ces questions, pour les faire miennes, il faut effectuer un saut听: je peux entendre ce personnage qui n'est pas moi en sautant en dehors de moi.听禄 (p. 25)

芦听Hannah Arendt dit que 鈥渓es modernes n'ont pas 茅t茅 rejet茅s dans le monde (par la mort de Dieu, par la fin de la transcendance)听: ils ont 茅t茅 rejet茅s en eux-m锚mes鈥�. La fiction, cette exp茅rience du possible, est une des fa莽ons de sortir de l'ali茅nation, de l'enfermement, de ce ressassement malheureux et mis茅rable qu'est le seul souci de soi.听禄 (p. 25)

芦听La phrase la plus politique pour moi en tant qu'茅crivain听: celle de Franz Kafka, Journal, 27 Janvier 1922, qui parle de la litt茅rature comme un 鈥渂ond hors du rang des meurtriers鈥�.听禄 (p. 26)

芦听Penser la politique pour un 茅crivain c'est penser comment une conception politique intervient DANS SON TRAVAIL D'ECRIVAIN. Quant 脿 moi je trouve vital de m'interroger sur ce que c'est, concr猫tement, aller dans le sens du SAUT, de la s茅paration avec 鈥渓e monde des assassins鈥�, sortir du ressassement, de la r茅p茅tition, cr茅er un espace de pens茅e, de libert茅.听En ce sens il me semble qu'il y a des formes plus porteuses de libert茅, et des formes plus r茅actionnaires.听禄 (p. 27)

芦听Les formes plus porteuses de libert茅 tiennent compte du monde dans lequel nous vivons, LE MONDE ICI ET MAINTENANT, que bien s没r il faut d茅finir, penser, mais qui n'est pas sans avoir 茅t茅 d茅j脿 pas mal d茅fini, par des gens qui se sont S脡PARES du vieux monde, chacun 脿 leur fa莽on. Pour moi le monde ici et maintenant est UN, nullement au sens de la mondialisation et des clich茅s v茅tustes, mais avec (par exemple) Kafka, Freud, Arendt, Chaplin, m锚me combat, qui ont essay茅, chacun 脿 leur fa莽on, de penser en dehors de la vieille conception d'une nature humaine donn茅e.听禄 (p. 27-28)

芦听Un r茅cit, une narration, des personnages, une litt茅rature, qui cherchent 脿 tenir compte de ce monde, le n么tre, est pour moi 茅minemment politique. Et bien entendu il n'y a pas UNE fa莽on d'en tenir compte, il y en a autant que d'茅crivains.听Mais NE PAS en tenir compte me semble aller dans le sens de formes r茅actionnaires, que je d茅finirai comme听: des formes qui maintiennent le ressassement, la r茅p茅tition, qui vont dans le sens de听: rester coll茅 脿 l'horreur, aux assassins, qui ne permettent pas de sauter. Qui vont dans le sens de听: tout est jou茅, d茅terminisme et mortification, et moralisme 茅ventuel par-dessus.听Ces formes-l脿 sont h茅riti猫res de conceptions pour moi anciennes, naturalistes, religieuses.听Des litt茅ratures qui reposent sur du discours, de l'explication, ou sur de l'introspection, ne me conviennent pas, je les trouve r茅actionnaires.听Par exemple, consid茅rer un personnage du point de vue d'une explication, quelle qu'elle soit, traumatique, psychologique, sociologique, me para卯t enfermant, rassurant et enfermant.听Penser c'est lier, mettre en rapport des choses apparemment sans rapport, cr茅er la surprise, l'茅tonnement, ouvrir, et non expliquer, enfermer dans des cat茅gories听: ah oui, il est comme 莽a parce que sa m猫re, son p猫re, son milieu, etc. Un personnage est une forme que peut prendre 脿 un moment donn茅 une question.听禄 (p. 29)

芦听De m锚me l'aveu, la confession, l'introspection. Autre naturalisme. Croire que la v茅rit茅 sera dite comme 莽a, si on 鈥渟'exprime鈥�, et surtout si on se force (aveu, confession), si on est bouscul茅 (talk-shows). T茅l茅vision et religion se retrouvent, croyance en une r茅v茅lation. Et une vision romantique, moi au moins je m'exprime, je prends des 鈥渞isques鈥�, (mais lesquels听? quel est l'enjeu听?), moi je suis seul contre le monde, qui va avec la vision naturaliste. En ce sens 鈥渢out dire鈥�, oui, bien s没r mais encore听? Il y a des pays o霉 la libert茅 de tout dire n'est pas acquise, soutenir absolument et toujours la libert茅 d'expression, on a pris la Bastille pour elle, mais que 莽a ne fasse pas oublier que le monde dans son ensemble est comme toujours menac茅 par la banalisation et la b锚tise, et ICI ET MAINTENANT cela veut dire, par la r茅sistance 脿 tout travail qui mette en cause la vieille conception de l'homme comme 鈥溍猼re naturel鈥�. Alors la question est plut么t听: tout penser, essayer, et tout mettre dans un livre 鈥� comment.听En somme pour moi la recherche d'une litt茅rature qui va dans le sens de la libert茅 concerne la v茅rit茅, l'茅cart, et le rapport, entre un 茅crivain et le monde, pas l'exactitude ni la confidence, mais le travail de pens茅e, pas le sentimentalisme ni la compassion, mais le saut, la s茅paration avec l'horreur, trouver les mots et les formes pour 莽a.听禄 (p. 29-30)

芦听Le Psychanalyste听est un roman, mon dixi猫me livre, mais depuis que j'茅cris j'ai toujours voulu prendre en compte la dimension de l'inconscient dans la construction du r茅cit et des personnages, et dans ce livre le personnage principal a pr茅cis茅ment pour m茅tier d'茅couter l'inconscient et de le faire entendre 脿 celui qui parle.听禄 (p. 31)

芦听On trouve peu ce personnage du psychanalyste dans la litt茅rature, il est pourtant tout 脿 fait contemporain, la psychanalyse est dans la culture depuis cent ans. Mais on s'est surtout int茅ress茅 aux CONTENUS de la d茅couverte freudienne, la sexualit茅 infantile, le refoulement, le r么le de la famille, etc. Tout cela est en effet absolument passionnant, et les explications psychanalytiques sont devenues monnaie courante, dans la litt茅rature comme au cin茅ma. Pourtant il me semble qu'on a laiss茅 de c么t茅 ce qui concerne la M脡THODE, et qui est le fondement de l'茅thique freudienne. Le psychanalyste cherche 脿 entendre le caract猫re VIVANT du langage, il tient compte du double caract猫re du langage听: le langage est ADRESS脡 脿 quelqu'un, m锚me 脿 l'insu de celui qui parle, et le langage est POLYS脡MIQUE, il se d茅ploie sur plusieurs dimensions, il comporte par sa mati猫re m锚me la possibilit茅 de jouer avec le son et le sens des mots. C'est la m茅thode invent茅e par Freud qui permet au psychanalyste de tenir compte dans son 茅coute de ce double caract猫re du langage. Le psychanalyste m'int茅resse EN TANT QU'脡CRIVAIN parce qu'il y a dans la m茅thode freudienne des correspondances avec ce que je cherche 脿 faire COMME 脡CRIVAIN. Cette m茅thode, je le rappelle dans mon livre, est, du c么t茅 de l'analyste, le pendant de la r猫gle de la libre association pour le patient, 鈥淒ites tout ce qui vous vient 脿 l'esprit鈥�. Il faut, dit Freud, que le psychanalyste n'attache d'importance particuli猫re 脿 rien de ce qu'il entend, et il doit pr锚ter 脿 tout la m锚me attention 鈥渇lottante鈥�. Cette disponibilit茅 脿 TOUT ce qui peut ADVENIR, en restant en m锚me temps rigoureux par rapport 脿 ce qui EST, c'est certainement ce que je cherche.听禄 (p. 32)

芦听Ce qui m'int茅resse en tant qu'茅crivain c'est une narration qui ne soit pas naturaliste, qui ne soit pas fond茅e sur un savoir pr茅alable, qui ne vise pas 脿 ramener 脿 du d茅j脿 connu. Le point de vue du narrateur omniscient, non. Mais qu'il y ait le maximum d'茅galit茅 entre le narrateur et les personnages听: ce que sait le narrateur, les personnages le savent aussi, ils ne sont pas en dessous de lui, sinon on tombe dans une complicit茅, une connivence avec le lecteur sur le dos du personnage.听禄 (p. 33)

芦听Le personnage est un sujet, il n'est pas un cas 鈥� ce n'est pas la maladie qui est constitutive de l'homme, c'est l'angoisse. La diff茅rence entre normal et pathologique passe 脿 l'int茅rieur de chacun, et la d茅finition de la sant茅 mentale, d'apr猫s Freud, c'est听: aimer, travailler. Le sens existe dans et par le d茅tail, dans le lien qui se d茅couvre entre les d茅tails, et ce n'est pas LE sens, une v茅rit茅 totale, c'est DU sens, la v茅rit茅 d'un sujet unique 脿 un moment donn茅.听禄 (p. 33-34)

芦听Il n'y a pas de nature humaine, prendre les personnages en cours de route et essayer d'茅crire du point de vue de ce qui advient.听禄 (p. 34)

芦听En ce sens tout est au pr茅sent, l'identit茅 de chacun se construit dans et par le r茅cit qu'il en fait. Tout est depuis maintenant听: c'est le titre que j'ai donn茅 脿 un de mes livres et qui inaugure une s茅rie.听禄 (p. 34)

芦听En ce sens la psychanalyse, la d茅couverte freudienne, est un apprentissage de la capacit茅 脿 s'茅tonner, et c'est s没rement pour moi un des aspects qui m'int茅ressent comme 茅crivain听: je cherche une litt茅rature, une narration, une construction de personnages, etc., qui tienne le lecteur 茅veill茅, pas qui le conforte dans des certitudes, ou des soi-disant savoirs.听禄 (p. 35-36)

芦听En ce sens, la psychanalyse est 脿 l'oppos茅 d'une position romantique que l'on peut aussi trouver dans la litt茅rature, quand la litt茅rature, id茅alis茅e, se veut en dehors de la vie, du monde, ou dress茅e seule contre la vie, le monde, etc. Au contraire, l'茅thique de la psychanalyse et l'茅thique de la litt茅rature se rejoignent pour moi en ceci que et la psychanalyse et la litt茅rature refusent le naturalisme et le romantisme, et cherchent, chacune 脿 partir de sa pratique sp茅cifique, 脿 tenir compte du postulat moderne听: il n'y a pas de nature humaine donn茅e.听禄 (p. 37)

芦听En tant qu'茅crivain, c'est le r茅el qui m'int茅resse, ce qui fait irruption, qui pose la question, Et alors, quoi听? J'essaie de me placer en dehors d'un naturalisme, d'un d茅terminisme. Le personnage n'est pas un 鈥渃as鈥�. Dans听Le Psychanalyste听les patients sont des 鈥渉茅ros鈥� : h茅ros de la pens茅e, qui affrontent le conflit entre leur d茅sir de v茅rit茅 et leur passion pour l'ignorance (Lacan), comme 艗dipe, et comme tout le monde. Le psychanalyste n'est pas celui qui sait tout, mais un homme ou une femme qui cherche, avec le patient. Et dans le livre, il y a le psychanalyste Simon Scop et ses patients, mais il y a aussi, c'est le deuxi猫me personnage principal, Eva, qui vient de la banlieue, qui lit et qui interpr猫te sa vie avec Kafka.听禄

芦听Si听Les notes du sous-sol, ce r茅cit dans un 鈥渟outerrain鈥� (1864) est un point de bascule de l'oeuvre de Dosto茂evski et de la litt茅rature moderne, c'est qu'un rapport y est construit, violemment et pourtant presqu'脿 l'insu du lecteur, entre pens茅e, parole, et meurtre. Le meurtrier d茅sign茅 est double, c'est un homme quelconque, un homme ordinaire, un homme qui trahit la confiance d'une enfant, et en m锚me temps, c'est 鈥渓'id茅e鈥�, une m茅thode particuli猫re, une fa莽on d'appr茅hender le monde听: et le texte se pr茅sente ainsi comme une condensation du projet po茅tique, 茅thique, de Dosto茂evski, comme une m茅taphore de sa fa莽on 脿 lui de r茅pondre au monde, notre 茅clatement.听禄 (p. 44)

[脿 propos de听Les Notes du sous-sol]: 芦听Tout de suite on 茅prouve une tension, et on sent qu'elle est particuli猫re, ce n'est pas une tension lin茅aire, l'attente d'un d茅nouement, c'est une tension qui vient plut么t d'une absence de lisibilit茅 imm茅diate, la lecture s'茅tale dans tous les sens, on est en face d'un bloc, d'un bloc parlant. De quoi s'agit-il听? Oui, vraiment, de quoi听?听禄 (p. 45)

芦听La chambre, on la voit, bien qu'il n'en dise presque rien. Vide, froide, lambeaux de meubles, du th茅, un point seulement o霉 le narrateur peut se poser et se d茅battre, un 鈥� espace int茅rieur ouvert鈥� (Bakhtine) comme il y en a dans tous les livres de Dosto茂evski, chambres de Raskolnikov, de Chatov, de Kirilov, espaces travers茅s, ce serait aussi bien des escaliers, des couloirs, des rues, les personnages sont toujours ces 鈥渉ommes du seuil鈥� (encore Bakhtine), toujours en train de passer d'un endroit 脿 l'autre, d'un moment 脿 l'autre, d'une 茅motion, d'une pens茅e 脿 l'autre.听禄 (p. 45)

芦听Au contraire la pens茅e se reconnait dans le bavardage. L'homme du sous-sol s'茅crie douloureusement que la 鈥渄estin茅e unique de l'homme intelligent est de bavarder, c'est-脿-dire, de parler pour ne rien dire鈥�, et on entend d茅j脿 le rapprochement inqui茅tant, fait pour inqui茅ter, entre litt茅rature et bavardage soulign茅 par Blanchot听: 鈥淧arler sans commencement ni fin, donner parole 脿 ce mouvement neutre qui est comme le tout de la parole, est-ce faire oeuvre de bavardage, est-ce faire oeuvre de litt茅rature听?鈥� Et听: 鈥淲hat do you read, my lord听? 鈥� Words, words, words.鈥澨�禄 (p. 47)

芦听Mais si le d茅sespoir qui en r茅sulte, sa 鈥渇orce ext茅nuante鈥� (Blanchot), entraine le lecteur et le sid猫re 脿 chaque instant, ce n'est pas seulement par le fait qu'il vise, en somme, tout. C'est qu'il se coule dans une forme 茅tonnante. Le d茅sespoir n'est pas repr茅sent茅. Il est pr茅sent茅, il se donne, il se tourne et se retourne, il s'adresse 脿 lui-m锚me et aux autres. On peut penser que l'homme du sous-sol s'exhibe. S没rement听: mais c'est que l'exhibition est ici une fa莽on moins de prendre une distance pour se voir, et s'admirer, et se flageller, que de s'obliger 脿 discuter avec lui-m锚me comme avec les 鈥渕essieurs鈥�, imaginaires, auxquels le texte est destin茅. Un d茅sespoir pr茅sent茅, soulev茅, une excavation du d茅sespoir. C'est pourquoi cette parole est si proche du po猫me, au sens o霉 les personnages de Dosto茂evski 鈥減arlent et c'est la parole m锚me qui livre son secret鈥� (George Steiner).听禄 (p. 47-48)

芦听La le莽on de Job, l'茅crivain Dosto茂evski la fera sienne听: une position de plainte, d'amertume romantique, est une erreur, une faute. Le monde est un tout, imaginer un face-脿-face de deux entit茅s soi-disant distinctes, 鈥� le monde, l'individu 鈥� est complaisant et vain, les 鈥渇ils d'Adam鈥� sont entre eux tout comme le seront les personnages des livres听: parties prenantes d'un monde qui vit en eux comme eux vivent en lui.听禄 (p. 49)

芦听Mais, plus. La violence de Dieu qui constitue Job en l'obligeant 脿 quitter une position de revendication et 脿 assumer sa solitude d'homme agissant parmi les hommes, cette violence du r茅el qui parle et qui dit seulement, Je suis, Dosto茂evski lui donne une figure nouvelle et 鈥渁bsolument moderne鈥澨�: on peut voir l'homme du sous-sol comme une r茅incarnation de Job avec cette diff茅rence que Dieu est maintenant 鈥溍� l'int茅rieur鈥�, le Tout-puissant est devenu la pens茅e.鈥� On peut tout penser鈥�,鈥� toutes les id茅es sont possibles鈥�, voil脿 ce dont l'homme du sous-sol fait l'exp茅rience. L'une des figures du r茅el est la pens茅e听: violence, force, inhumanit茅 de la pens茅e, la pens茅e inclut l'impensable. Comme l'脡ternel pers茅cutait Job, l'homme du sous-sol est pers茅cut茅 par l'infini possible de sa pens茅e, qui ne le l芒che pas, qui l'entraine, le pousse, le repousse, le suit pas-脿-pas, saute d'un coup devant lui et le nargue.听禄 (p. 49-50)

芦听Ce que l'homme du sous-sol pr茅sente de toute sa force, ce qu'il maintient avec acharnement, c'est que l'茅clatement moderne 鈥� 鈥渢out est possible鈥� 鈥� ouvre 脿 un questionnement, et on ne peut rabattre la r茅ponse ni dans un romantisme, une plainte, ni dans un naturalisme objectivant qu'il ridiculise d猫s la premi猫re phrase et pendant toute la suite听: 鈥淛e suis un homme malade...Je suis un homme m茅chant...鈥� Je suis, mais qu'est-ce que je suis, et d'ailleurs, est-ce une bonne question. La critique s'adressera aussi bien 脿 鈥渓a science鈥�, 脿 鈥渓a raison鈥�, 脿 鈥渓'utilitarisme鈥澨�: mais toutes ces attaques n'apportent aucune solution听: si l'homme n'est pas une 鈥渢ouche de piano鈥�, 鈥渦n rouage鈥�, si 鈥渓es lois de la nature鈥� ne peuvent en rendre compte, alors, quoi听?听禄 (p. 51-52)

芦听Au-del脿 d'une limite, les mots perdent leur sens, 鈥渢out est possible鈥� devient 鈥渢out est 茅quivalent et vain鈥�.听禄 (p. 53)

芦听Le meurtrier听: pas seulement les id茅ologies 鈥� le 鈥渟cientisme鈥�, 鈥渓'utilitarisme鈥�, le 鈥渘ihilisme鈥� d茅nonc茅s par le narrateur听鈥�, et on aurait bien tort de se r茅jouir, r茅sonnance actuelle, de la fin des id茅ologies. L'id茅ologie est toujours l脿, renaissante, c'est 鈥� l'id茅e鈥�, c'est le bruit de fond abrutissant, la rumeur perp茅tuelle, mortif猫re, du discours qui se d茅roule et s'茅tale et ne rencontre que lui-m锚me, ferm茅 et boucl茅, satisfait. Satisfait de voir les autres, satisfait d'informer sur les autres. Mais inventer un espace 鈥� l'inventer听: il ne va pas de soi, il ne va pas tout seul 鈥� o霉, 茅tonn茅, on d茅couvre l'autre 鈥� c'est 鈥渢out autre chose鈥�.听鈥淭out autre chose鈥澨�: ce qui signe le non-naturalisme radical de l'oeuvre de Dosto茂evski o霉 l'auteur ne 鈥済arde pas un exc茅dent de savoir par rapport 脿 ses personnages鈥�, o霉 鈥渢ous les personnages savent tout les uns des autres鈥� (Bakhtine), et o霉, 脿 l'int茅rieur du livre lui-m锚me, de ce livre toujours ouvert, surgit pour les personnages, comme pour l'auteur et le lecteur, la question听: Et alors听?听Dans听Les notes du sous-sol, il y a, 脿 l'茅tat nu, extr锚me en quelque sorte, port茅e par un narrateur unique, une condensation de la po茅tique de Dosto茂evski. L'homme du sous-sol 鈥渟ait鈥� tout de lui-m锚me, et 脿 l'inverse, il ne sait pas tout, d'ailleurs il ne sait rien - 鈥渕锚me pas o霉 il a mal鈥�-听: mais ce qu'il ne sait pas n'est pas un autre savoir dont l'auteur dispose, 脿 sa place. C'est une question, qui revient, de l'int茅rieur, tarauder le personnage. C'est dire combien l'inconscient n'a jamais 茅t茅 pour Dosto茂evski un autre ensemble de donn茅es psychologiques, m锚me si, en ce qui concerne les pulsions, les ravages de l'inceste, le d茅sir de parricide, il a une connaissance qui a stup茅fi茅 Freud. Mais cette part d'鈥渙mbre鈥� (Gide) est bien plut么t une autre dimension, une autre fa莽on de voir et d'entendre le r茅el de la parole. En ce sens il y a avec Dosto茂evski le m锚me malentendu qu'avec Freud听: l'institution de la culture s'est empar茅e des contenus 鈥� le 鈥渟exuel鈥�, l'鈥渋nfantile鈥�... pour Freud, le caract猫re dosto茂evskien, ou les id茅es relieuses, orthodoxes, slavophiles, pour Dosto茂evski 鈥�, et en a fait des savoirs morts, des explications, pour recouvrir le point de vue vivant听: explorer jusqu'au bout la parole, reconnaitre qu'elle est toujours d茅j脿 adress茅e, travers茅e par une autre parole, et le soutenir听: sans quoi ce ne sont que 鈥渇ormules鈥�, nouvelles et toujours si vieilles mani猫res d'enfermer l'autre, de le tuer.听禄 (p. 60-61)

芦 脌 interroger les mots, Kafka pose la question听: qu'est-ce qui manque aux mots听? Et le fin mot du Proc猫s听: 鈥淟a logique a beau 锚tre in茅branlable, elle ne r茅siste pas 脿 un homme qui veut vivre鈥�. La logique du r锚ve, la logique des mots. Alors, le r锚ve听? la vie听? et qu'est-ce que c'est, vouloir vivre.听On revient 脿 la distance paradoxale. 鈥淚l a trouv茅 le point d'Archim猫de, mais il s'en est servi contre soi听; apparemment il n'a eu le droit de le trouver qu'脿 cette condition鈥�. Le point d'Archim猫de, c'est le langage, gr芒ce auquel l'homme peut soulever le monde... mais dont il est sujet. D茅sir forcen茅 de se sauver par les mots, et lucidit茅 sur ce fait incontournable听: l'homme habite le langage, et le langage l'habite. La distance paradoxale est celle qui est en nous, qui nous divise et nous s茅pare de nous-m锚me, car avant de pouvoir les utiliser 脿 son tour, l'homme est litt茅ralement fait, fabriqu茅, par les mots, et les mots sont la peau des r锚ves.听禄 (p. 70-71)

[脌 propos de听L'esp猫ce humaine听de Robert Antelme]

芦听Penser听: maintenir ce qui doit 锚tre pens茅, le maintenir 脿 la bonne distance, et parfois la t锚te en bas, pour le penser, sans le rejeter, sans se d茅tourner.听Sans se d茅tourner ni rejeter听: c'est-脿-dire sans 锚tre ni intimid茅, ni coll茅, ni identifi茅. Mais en 茅tant pr茅cis, le plus pr茅cis possible, s没rement violent, joueur 鈥渦n peu鈥�, et d'abord en mettant du jeu dans ce qui se pr茅sente comme massif, compact, total. Dans听L'esp猫ce humaine听Robert Antelme fait le portrait le plus achev茅 de la pens茅e sous toutes ses formes, mais penser est toujours rompre la confusion, tenter de se s茅parer de l'horreur d茅finie comme 鈥渙bscurit茅, manque absolu de rep猫res, solitude, oppression incessante, an茅antissement lent鈥�. Ce 鈥渕anque absolu de rep猫res鈥�, o霉 m锚me dans le sommeil 鈥渏e ne suis nulle part鈥� 鈥� 鈥淛e ne suis ni ici, ni chez moi, ni devant la fosse, ni dans le sommeil, tous les lieux sont imaginaires. Je ne suis nulle part鈥� 鈥�, c'est la confusion port茅e 脿 son extr锚me, 脿 son essence nue, la confusion de la vie et de la mort. Buchenwald听: 鈥淟a mort 茅tait ici de plein pied avec la vie, mais 脿 toutes les secondes. La chemin茅e du cr茅matoire fumait 脿 c么t茅 de celle de la cuisine. Avant que nous soyons l脿, il y avait eu des os des morts dans la soupe des vivants鈥�. Et quand la pens茅e n'arrive pas 脿 penser, elle n'est que le reflet de l'Enfer. 鈥淟'Enfer鈥�, dit Antelme, ce serait 鈥渓e lieu o霉 tout ce qui se dit, tout ce qui s'exprime est vomi 脿 茅galit茅 comme dans un d茅gueuli d'ivrogne鈥�.听禄 (p. 73)

芦听鈥淚l peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose鈥�. La limite est l脿, pouvoir la penser. La pens茅e la plus forte est 脿 l'image m锚me de l'homme qui mange les 茅pluchures et qui se s茅pare des 茅pluchures qu'il mange, qui peut les manger sans devenir autre chose que ce qu'il est, un homme, et non un cochon ou une 茅pluchure comme le croit le SS ou le kapo, qui croient ce qu'ils veulent croire, illusion, confusion et m茅lange, et qui restent coll茅s 脿 la merde tautologique qu'ils ont dans la t锚te, Moi, c'est moi, et toi, tais-toi. C'est en ce point extr锚me que Robert Antelme fait et transmet l'exp茅rience de la pens茅e de la mort, qui est ainsi indissolublement nou茅e 脿 la pens茅e de l'autre听: une pens茅e qui tient compte de l'autre, de l'absolument non-moi, de ce qui est ma limite et qui, paradoxe, me fait 锚tre le plus moi-m锚me si j'en tiens compte. Et qui en m锚me temps saisit le caract猫re mortif猫re de la non-pens茅e, qui est ce que devient la pens茅e d猫s qu'elle recule devant sa limite.听禄 (p. 77-78)

芦听C'est-脿-dire听: il y avait chez Blanchot une connaissance intime du malheur, ou le malheur 茅prouv茅 comme malheur intime听: c'est ce qui a eu aussi un 茅cho pour moi et qui est-il me semble la caract茅ristique du mouvement de Mai 68听: une contestation non pas 脿 partir d'un savoir scientifique, d'un discours qui d茅finissait des causes g茅n茅rales, exactes ou non, mais la tentative de trouver une action collective 脿 partir de l'intime-universel.听禄 (p. 85)

芦听Quel langage, quelle parole 鈥� quelle 茅criture 鈥� faut-il pour que l'autre soit. Cette interrogation est au coeur m锚me de l'acte de parler, ce n'est pas une question de morale, o霉 il faudrait se conformer 脿 une obligation, mais d'茅thique, qui d茅finit la position du sujet parlant, 茅crivant, dans le monde, sa fa莽on particuli猫re de r茅pondre au r茅el. Ce que l'on lit 脿 travers le travail de Blanchot, c'est comment l'茅thique d'un auteur est toujours 脿 chaque fois 脿 l'oeuvre dans les formes, dans le mouvement de la pens茅e, le style.听禄 (p. 88)

[Ces commentaires et r茅flexions de Leslie Kaplan portent sur le critique de cin茅ma Serge Daney.]

[脿 propos du film Le m茅pris de Fritz Lang] 芦听En somme ce film, p茅riode am茅ricaine, 鈥減茅riode de malheurs, de petits budgets et de s茅ries de plus en plus B鈥�, traite du sujet du si猫cle听: l'id茅e, son caract猫re mortif猫re, sa pente totalitaire, quand elle commande 脿 l'autre, qu'elle lui assigne une place d茅finie une fois pour toutes, fa莽on d'en finir avec lui, d'avoir le dernier mot sur lui, moi c'est moi et toi tais-toi, r茅currente d茅rive du m茅pris et diff茅rence toujours 脿 r茅inventer entre pens茅e vivante et id茅e, diff茅rence qui est 脿 la fois une question dans la vie et dans l'art, dans l'Histoire et dans le cin茅ma.听禄 (p. 94)

芦听Expliquer au sens de ramener de l'inconnu au connu ne l'int茅resse pas, mais lier, oui, lier, mettre en rapport ce qui semblait sans rapport, 鈥渓es mots et les choses鈥�, tous les sourires et le sujet du film, la passion de l'id茅e totale et la machine-Lang, et comment vivre puisque c'est bien ce qui est associ茅 脿 comment voir, comment vivre sans vouloir 锚tre 鈥渕alin鈥�, comment reconna卯tre la valeur du jeu et du plaisir, et comment, si on a 茅t茅 dupe, saisir qu'on y est pour quelque chose, que la v茅rit茅 d'un sujet ou d'un personnage se donne dans ce qu'il dit, quand il parle sans savoir, dans le d茅sordre, mais pourtant responsable, et comment, devant cette 鈥渋nvraisemblable v茅rit茅鈥� qui est la v茅rit茅 tragique des histoires dans lesquels les humains sont pris, arriver 脿 transformer la col猫re en humour ou en 鈥溍ヽlat de rire鈥�.听禄 (p. 95)

芦听La v茅rit茅 est du c么t茅 du personnage, pas du cas. Le cas r茅duit, transforme en objet, 鈥渙n ne s'int茅resse pas 脿 un cas, on se penche sur lui鈥�, et ajoute Daney, qui enfonce le clou du sadisme contenu dans un regard soi-disant scientifique, 鈥渄茅sint茅ress茅鈥� 鈥� il a sous-titr茅 son texte, 鈥渓a drogue tue, la sociologie aussi鈥� 鈥�, 鈥渙n se penche d'autant plus qu'on est bien s没r de ne jamais tomber鈥�.听禄 (p. 96)

芦听Jouer, c'est inventer, et inventer des dispositifs pour exp茅rimenter, par exemple la bonne distance pour qu'on voit les metteurs en sc猫ne en action, en train de travailler, aux prises avec leur travail, comme des personnages dans une histoire, une histoire en train de se faire, au pr茅sent, ce qui fait qu'un film n'est jamais montr茅 comme un produit, ou une chose achev茅e, point de vue acad茅mique, ou branch茅, ou branch茅-acad茅mique. Le travail听: d'un sujet toujours singulier, qui pourrait toujours ne pas le faire, ou faire autrement, et qui est en m锚me temps fait par ce qu'il fait, ses actes. 脌 l'oppos茅 du point de vue d'un critique qui 鈥渟e pencherait sur鈥�, qui consid茅rerait le cin茅aste ou le film comme un objet ext茅rieur, qui le ram猫nerait 脿 du connu, 脿 un sc茅nario pr茅茅tabli.听禄 (p. 98-99)

芦听Notons que le saut suppose l'invention 脿 la fois d'un point d'appui, dans le cas d'un 茅crivain听: les mots, et d'un espace. Dans un entretien o霉 Daney parle de l'information pendant la Guerre du Golfe il dit听: 鈥淐e qui est humain, ce n'est pas de tout colmater avec du visuel (la t茅l茅 occidentale), ce n'est pas non plus de basculer du c么t茅 de l'aveuglement volontaire (la rue arabe), c'est de toujours laisser libre la case vide qui permet de 鈥渕onter鈥�, comme le z茅ro permet de compter. Mais c'est surtout emp锚cher qu'une surimage occupe cette case pour de bon.鈥� Cette question du vide vaut aussi 脿 l'int茅rieur de l'茅criture, c'est le creux, la place laiss茅s pour que le lecteur, non gav茅, puisse se mouvoir, se d茅placer, penser. C'est ce qui se passe quand il y a du jeu, et du jeu entre, c'est ce qui se passe aussi par un mouvement que Daney appelle 鈥渓'irr茅gularit茅鈥�, il s'agit de Mocky mais 茅galement de Renoir et de Bunuel听: le fait d'inclure les id茅es 鈥減arasites鈥�, les d茅tails 鈥渋nutiles鈥�, les notations 鈥渆n passant鈥�, 鈥渓orsque la vie n'a pas encore tri茅 et se refuse 脿 trop vite signifier鈥�. Pas de texte clos, des chutes 茅tonnantes, surprenantes, mais pas de fins, des associations, des passages, de l'ouvert, du suspens.
脡crire, comme C茅zanne disait vouloir peindre, 鈥減ar tous les c么t茅s en m锚me temps鈥�.听禄 (p.听104)听

芦听Mais en m锚me temps que la possibilit茅 et le plaisir de penser, ces aller-retours entre fiction et r茅alit茅 cr茅ent une extraordinaire 茅motion. D'o霉 vient cette 茅motion听? Elle vient de ce que nous avons saisi par ces mouvements d'aller et de retour, par ces textes, que nous sommes tous dans le m锚me monde, nous humains et nos oeuvres, dans le m锚me monde, il n'y en a pas d'autre, voir un film, lire un livre, est une exp茅rience, elle est pr茅caire, et n茅cessaire, et unique, et urgente, nous sommes tous mortels.听禄 (p. 105)

芦听Mais la pens茅e on ne l'a pas. On la pense.听禄 (p. 113)

芦听Faire ressentir que 鈥渢out est possible鈥�, cette formulation d茅j脿 dosto茂evskienne de l'茅clatement contemporain, est un des p么les de l'art de Cassavetes, mais l'infinit茅 du possible va toujours de pair avec 鈥渢out autre chose鈥� comme le dit 鈥渓'homme du sous-sol鈥�, avec un d茅sir tr猫s fort qui le limite, la recherche passionn茅e d'une but茅e qui ferait que 鈥渢outes les id茅es, tous les comportements sont possibles鈥� ne devienne pas 鈥渢ous les comportements sont 茅quivalents et vains鈥�. On peut tout penser, on peut tout dire, enthousiasme et joie de cette force, et tout de suite, angoisse, menace de se retrouver chacun enferm茅 dans une solitude absolue, c'est-脿-dire听: fou. L'茅motion vient de cette contradiction expos茅e, ressentie, et renouvel茅e, explor茅e, reprise, toujours maintenue. Dans un film de Cassavetes comme dans un livre de Dosto茂evski le spectateur, le lecteur est en quelque sorte tir茅 des deux c么t茅s de la contradiction, il est tourn茅, retourn茅, pris et ouvert par elle 鈥� mais elle ne l'aplatit jamais par son poids, elle le porte au contraire comme la vie m锚me, elle le porte en le d茅bordant, comme le champagne dans les coupes du d茅but du听Bookmaker Chinois, ou comme les corps fabuleux des 鈥渇illes鈥� de Cosmo.听禄 (p. 120)

芦听Les personnages de Cassavetes, comme ceux de Dosto茂evski, vivent cette contradiction jusqu'au bout, ils sont 鈥渆xcessifs鈥�, ils parlent tout le temps, ils explorent par la parole toutes les possibilit茅s, amoureux ou ivres, heureux, d茅sesp茅r茅s ou inquiets, ils ont les comportements les plus extr锚mes, et en m锚me temps ils sont conscients, m锚me 脿 leur insu, qu'une certaine limite, si elle est d茅pass茅e, peut les renvoyer 脿 la 鈥渧raie鈥� folie, 脿 une parole qui tourne 脿 vide. Quelque chose plane qui peut 脿 tout moment ruiner la parole. Cela peut 锚tre le meurtre. Le meurtre isole, radicalement. Raskolnikov en fait l'exp茅rience, quand il a le pressentiment qu'il pourrait ne plus jamais parler 脿 personne. Cosmo aussi, quand, meurtrier et bless茅, il va voir la m猫re de son amie noire, il lui parle de n'importe quoi 鈥� en fait听: de son p猫re 鈥�, et elle le renvoie, elle ne veut pas l'茅couter. Quand l'impossible est accompli, on ne peut que parler 鈥渁utour鈥�. 鈥淚l n'y a plus de rapport鈥� [鈥�].听禄 (p. 120-121)

芦听Une situation-limite, un meurtre, rend sensible, en creux, ce qui emp锚che la parole de tourner 脿 vide听: la pr茅sence d'un autre toujours d茅j脿-l脿, le fait que toute parole est adress茅e.听禄 (p. 121)

芦听Pour Cassavetes comme pour Dosto茂evski, au-del脿 des cat茅gories explicatives et m锚me contre elles, il s'agit d'une fa莽on de se placer dans le monde, de cadrer le r茅el, d'une po茅tique au sens fort, d'un style. Pour eux la perception aigu毛 de l'茅clatement contemporain va de pair avec la recherche passionn茅e d'un point d'appui, d'une r茅ponse active 脿 cet 茅clatement, et cette r茅ponse est li茅e 脿 l'exploration de la parole, de ses possibilit茅s, de ses limites.听禄 (p. 122)

芦听Dosto茂evski, Cassavetes proposent au lecteur, au spectateur un r茅cit non pas lin茅aire, mais 茅tal茅 dans tous les sens, une narration ouverte, inachev茅e, suspendue. C'est-脿-dire, ils mettent en acte d'abord pour eux-m锚mes comme auteurs la recherche d'une parole 鈥渄茅j脿 l脿鈥�, d茅j脿 adress茅e. L'auteur, comme Bakhtine le dit de Dosto茂evski, ne garde par devers lui aucun 鈥渆xc茅dent interpr茅tatif鈥�, il n'est pas omniscient, il n'a pas la ma卯trise de la narration.听禄 (p. 123)

芦听Les personnages de Cassavetes sont 鈥渄es hommes du seuil鈥�, comme les h茅ros dosto茂evskiens (formule de Bakhtine). Ils sont toujours 鈥渟ur le point de鈥�, jamais fig茅s dans un caract猫re, une cat茅gorie d茅finie.听禄 (p. 124)

芦听Ou, Bakhtine听: 鈥渓a v茅rit茅 est toujours entre鈥澨�: entre deux paroles, dans l'adresse de l'une 脿 l'autre. Laisser venir une parole, et une autre, son contraire - le fameux dialogue de Dosto茂evski 鈥渁vec les lobes de son cerveau鈥�, comme le dit Malraux 鈥�, donner ces paroles multiples au lecteur comme on se les donne 脿 soi-m锚me, suivre attentivement chacune d'elles jusque dans ses moindres cons茅quences, les opposer, les peser, et les suivre.听禄 (p. 125)

芦听Le h茅ros fait partie du monde dans lequel il se d茅bat, il n'est pas une entit茅 distincte, ferm茅e, solitaire et complaisante, un individu oppos茅 脿 un monde lui aussi pris comme une entit茅 ferm茅e, ind茅pendante de lui.听禄 (p. 126)

芦听Nous baignons dans ce m茅lange, dans ces r茅cits qui font appel au pathos et au connu r茅confortant, images et r茅cits o霉 l'autre est effac茅 et auxquels, sans parano茂a excessive, on peut attribuer, par simple constat, le r么le de maintenir le public, consentant, dans l'茅tat comateux de mort-vivant, requis, de fa莽on g茅n茅rale, par le syst猫me. On peut d'ailleurs se demander pourquoi la position d'un homme comme Cassavetes a eu si peu d'茅cho, non pas m锚me aupr猫s d'un 鈥減ublic鈥� assomm茅, gav茅, mais aupr猫s des gens 鈥渃harg茅s鈥� de la 鈥渃ulture鈥澨�? R茅ponse possible听: si le morbide et le pathos peuvent 锚tre 鈥渄茅nonc茅s鈥�, c'est la plupart du temps avec une attitude de clerc, au nom d'une 鈥渃ulture鈥� morte, 脿 l'encontre de la conception cassavetienne, ou dosto茂evskienne, de l'art comme 鈥渧ie vivante鈥�.听禄 (p. 126-127)