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Essais :

Le Roman, Paris, L'Artisan du Livre, 1928.

Le Romancier et ses personnages, pr茅c茅d茅 d'une 茅tude d'Edmond Jaloux, Paris, 脡ditions R.-A. Corr锚a, 1933.

Du C么t茅 de chez Proust, avec un portrait grav茅 sur bois par Gilbert Poilliot, d'apr猫s la peinture de Jacques-脡mile Blanche, Paris, La Table Ronde, coll. 芦 Le Choix 禄, 1947.

Blocs-notes :

Bloc-Notes. Tome I. 1952-1957, avant-propos de Jean Lacouture, pr茅sentation et notes de Jean Touzot, Paris, Seuil, coll. 芦 Points Essais 禄, 1993.

Bloc-Notes. Tome II. 1958-1960, pr茅sentation et notes de Jean Touzot, Paris, 脡ditions du Seuil, coll. 芦 Points Essais 禄, 1993.

Bloc-notes. Tome III. 1961-1964, pr茅sentation et notes de Jean Touzot, Paris, 脡ditions du Seuil, coll. 芦 Points Essais 禄, 1993.

Bloc-notes. Tome IV. 1965-1967, pr茅sentation et notes de Jean Touzot, Paris, 脡ditions du Seuil, coll. 芦 Points Essais 禄, 1993.

Bloc-notes. Tome V. 1968-1970, pr茅sentation et notes de Jean Touzot, Paris, 脡ditions du Seuil, coll. 芦 Points Essais 禄, 1993.

芦 Mardi 21 juillet 1953 禄.

芦 Les听艗uvres compl猫tes听servent beaucoup Chardonne. Des trois volumes qui composaient听Les Destin茅es sentimentales, j'avais gard茅 le souvenir d'une histoire un peu languissante, coup茅e de temps morts. R茅unis en un seul tome cela donne un beau roman, en d茅pit de quelques chapitres visiblement 鈥渞apport茅s鈥�; mais l'ensemble frappe, a le charme des r茅cits plus courts de Chardonne. D'o霉 vient cette s茅duction? d'un langage exactement appropri茅 脿 la v茅rit茅 des sentiments. Le ton est ce qu'il doit 锚tre : le chef-d'oeuvre du 鈥渘i trop, ni trop peu鈥�, la note presque toujours d'une justesse exquise. Ce sont les qualit茅s d'un 茅crivain qui lui assurent la seconde place et ses d茅fauts qui le mettent au premier rang. Le faux dans les sentiments, la boursouflure de X., l'esbroufe d'Y. leur ont donn茅 le pas sur Chardonne et je ne vois aucune raison que la post茅rit茅, s'il existe pour nous une post茅rit茅, ne demeure pas elle aussi davantage impressionn茅e par les virtuoses qui occupent aujourd'hui le devant de la sc猫ne et qui, bien s没r, sont eux aussi des 茅crivains authentiques. Mais ce n'est par ce qu'il y a d'authentique dans leur art qu'ils s'imposent et qu'ils r猫gnent鈥� Je ne suis pas tr猫s s没r de ce que j'茅cris ici : on pourrait aussi bien, et m锚me avec plus de raison, affirmer qu'ils dominent en d茅pit d'une imposture apparente et tr猫s visible, 脿 cause de ce qu'il entre d'or pur dans l'impur alliage de leur personne et de leur oeuvre. 禄听 (p. 87-88)

芦 V茅mars, mercredi 29 juillet 1953 禄.

芦 脌 mon 芒ge, le conflit du chr茅tien et du romancier change de plan : il s'agit beaucoup moins du scrupule jans茅niste que j'avais autrefois 脿 peindre les passions que d'une sorte de d茅senchantement pour ce qui touche 脿 l'art en g茅n茅ral et au mien en particulier. Que l'art soit 脿 la lettre une idole, qu'il ait ses proph猫tes et ses martyrs, que pour beaucoup, il se soit substitu茅 脿 Dieu et non seulement 脿 l'art, mais le mot, le verbe qui ne s'est pas fait chair鈥�
Artistes et ath茅es : ils adorent le reflet de l'锚tre qu'ils nient. Le vrai chr茅tien, artiste ou non, cherche d'abord le royaume de Dieu et sa justice. Non pas la justice sans le royaume, c'est la part des marxistes, mais non plus le royaume sans la justice, c'est la part d'une certaine soci茅t茅 chr茅tienne鈥� 禄听 (p. 90)

芦 Vendredi 25 septembre 1953 禄.

芦 脌 propos du petit livre de Pierre-Henri Simon,听Mauriac par lui-m锚me, Andr茅 Billy dans son compte rendu 茅crit qu'脿 ses yeux je ne vaux gu猫re que par le style. Quel 茅trange jugement! que serait le style qui ne serait pas le style? Rien, 茅videmment. 鈥淟e style c'est l'homme鈥� signifie d'abord que le style est un homme et qu'il ne vaut que dans la mesure o霉 il exprime le tout d'un homme. En rh茅torique, l'abb茅 P茅quignot nous marquait d茅j脿 z茅ro quand nous c茅dions 脿 la facilit茅 d'opposer le fond 脿 la forme. 禄听 (p. 100)

芦 Lundi de P芒ques, 19 avril 1954 禄.

芦 Je ne cessais de penser 脿 Proust. C'est en lisant Henry James qu'on comprend mieux qu'脌 la recherche du temps perdu听partage l'histoire du roman 鈥� m锚me au premier regard, et sans faire intervenir la profonde r茅volution proustienne : cette dissolution de la personnalit茅 humaine dans la dur茅e retrouv茅e vivante au-dedans de nous.
En levant l'interdit qui pesait, pour les romanciers de l'猫re victorienne, sur les vices secrets de l'锚tre humain, Proust a rendu conventionnelle, dans une certaine mesure, la peinture de la soci茅t茅 que Henry James a d茅crite avant lui, en r茅alit茅 si profond茅ment corrompue 鈥� de cette sorte de corruption que Proust pr茅cis茅ment a d茅peinte. La vie sexuelle : dimension qui fait d茅faut au roman victorien. Mais, lisant听Un portrait de femme, il m'apparaissait que Henry James reprend l'avantage en ce que sa peinture 茅chappe 脿 l'exceptionnel, au monstrueux, au cas clinique de Charlus. Et je me demandais si de la sexualit茅, tout compte fait, le roman ne finira pas par crever.
Proust aussi snob que Henry James, aussi attir茅 que lui par la Soci茅t茅 鈥� mais il a h茅rit茅 de Saint-Simon le coup d'oeil implacable, ce don de voir dans l'ensemble et dans le d茅tail le ridicule et l'odieux des gens et de ne pouvoir les peindre sans du m锚me coup les ex茅cuter.
Aussi, bien que, dans son oeuvre, il n'accorde gu猫re plus de place que Henry James aux classes sacrifi茅es (les domestiques mis 脿 part!), on ne songe pas 脿 lui en faire grief, tant sa peinture est accablante pour le monde : non qu'il l'attaque, mais il le regarde, et le regardant, il l'assomme.
Mais ici encore, Henry James reprend l'avantage sur Proust par la mesure, et parce qu'il ne d茅forme pas : ses mod猫les ne l'ont jamais irrit茅. Il s'en est toujours tenu au point de vue classique : il a cru que les 鈥渃omplications sentimentales鈥�, pour reprendre un titre lourdaud de Paul Bourget, exigeaient les loisirs d'une vie combl茅e et se fortifiaient des obstacles cr茅茅s par les r猫gles d'une soci茅t茅 pharisa茂que et hi茅rarchis茅e. 禄 (p. 140)

芦 Dimanche 2 mai 1954 禄.

芦 X. rapporte ce mot de Montherlant 脿 un de mes confr猫res de l'Acad茅mie : 鈥淛e vous m茅prise presque tous.鈥� Ce 鈥減resque鈥� suscite l'admiration. L脿-dessus un collaborateur de听L'Express听propose d'instaurer une sorte de听jugement g茅n茅ral听des 茅crivains, non de leurs oeuvres,听qui n'int茅ressent plus听personne selon ce jeune collaborateur, mais de leur attitude d'homme devant la vie. Il souhaiterait que l'anonymat strict assur芒t 脿 ce jugement toute son efficacit茅. Il s'agira de mesurer dans chacun de nous la part d'imposture : la grandeur听chez Montherlant,听la puret茅听de Cocteau,听la r茅volte听de Camus par exemple. On voit du premier coup d'oeil, assure notre jeune homme, ce que cela recouvre鈥�
Il ajoute gentiment听la religion听de Mauriac.. car il va sans dire que je passerai 脿 la casserole comme les camarades, et que le cuisinier ne sera pas un ami. Pour chacun des accus茅s, il n'importera d'ailleurs de trouver un juge aussi d茅pourvu d'affection que de haine, 鈥渃e qui sera ais茅鈥�, d茅cide ce gar莽on f茅roce qui, pr茅cis茅ment, ressemble 脿 鈥渓'Indiff茅rent鈥�. 禄 (p. 147)

芦 Vendredi 5 novembre 1954 禄.

芦 鈥淣'锚tes-vous pas d茅go没t茅 de toute cette politique?鈥� Je r茅ponds 脿 ce cher confr猫re : 鈥淏ien loin de l脿! C'est la litt茅rature, ce qu'aujourd'hui vous appelez litt茅rature, ce sont les moeurs litt茅raires qui me font vomir."
Je ne parle ici ni en moraliste ni en chr茅tien. Je ne serais pas chr茅tien que je n'aurais pas plus de go没t pour les vieillards qui se d茅boutonnent et pour les vieilles femmes qui livrent au public les lettres de leurs amants鈥� Pauvres amants qui ne peuvent plus mourir de honte, puisque, heureusement pour eux, ils sont morts.
Le pape lui-m锚me, celui des lettres, Jean Paulhan, pr茅sente dans un Avant-propos les confidences d'une belle, dont quelqu'un qui s'y conna卯t me disait : 鈥淭oute la litt茅rature 茅rotique qui a pr茅c茅d茅 ce petit livre se trouve d'un seul coup chang茅e en eau de rose.鈥�
摆鈥�]
Et m锚me une personne aussi consid茅rable que Mme Simone de Beauvoir, dont le roman [Les Mandarins], du plus haut int茅r锚t, traite des premi猫res ann茅es de l'猫re sartrienne, se force 脿 de mornes descriptions d'une sexualit茅 minutieuse, scolaire et appliqu茅e. Elles ne tiennent pourtant pas au sujet, car 鈥渓'acte鈥�, en 1944, n'茅tait pas r茅gl茅 autrement, ni ne comportait pas plus de variations que cent ans plus t么t ou dix ans plus tard. 禄 (p. 216-217)

芦 Vendredi 20 juillet 1956 禄.

芦 Je confesse que je n'ai jamais pu supporter la lecture des romans de Kafka, non que je ne sente leur force, mais au contraire parce qu'elle m'accable, que toute litt茅rature onirique me donne du malaise et qu'il y a en moi une r茅pulsion invincible 脿 l'茅gard du cauchemar mis en forme par le romancier.
Mais je lis en revanche avec avidit茅 tout ce qui 茅mane de Kafka lui-m锚me : son听Journal, ses听Conversations听avec Janouch, ses听Lettres 脿 Milena听surtout, ses merveilleuses lettres.
摆鈥�]
Ce Juif est un proph猫te : tout ce qui devait advenir dix ans plus tard, du fait de Hitler, contre son peuple, il le souffre, il le sent, il le voit, ses livres le d茅crivent. 禄 (p. 366-367)

芦 Ce qui me d茅tourne du roman, ce n'est pas le temps que je donne au journalisme, mais d'avoir l'esprit occup茅 du drame politique : l'esprit et aussi le coeur.
Si le roman auquel je songe vaut d'锚tre 茅crit, je sais bien qu'il sortira de moi 脿 son heure. Sinon, s'il n'a pas la force de na卯tre, il ne m茅ritait pas de vivre. Il me semble qu'aucune conjoncture historique n'aurait pu me d茅tourner d'茅crire ce que je portais en moi d'essentiel. Je dis cela鈥� N'emp锚che que le meilleur en a 茅t茅 con莽u et r茅alis茅 entre les deux guerres et dans des temps qui ne se sont gravement troubl茅s qu'apr猫s 1936. 禄 (p. 367)

芦听Samedi 5 octobre 1957 禄.

芦 Montherlant 茅crit 脿 propos de Jouhandeau : 鈥淟es 茅crivains fran莽ais vivants qui donnent l'impression de s'锚tre r茅duits 脿 eux-m锚mes, ou 脿 leur oeuvre, en renon莽ant au monde des apparences et de la parade, on peut les compter sur les doigts (des deux mains?).鈥� C'est le contraire qui est vrai : la quasi-totalit茅 des 茅crivains, et je ne leur en fais pas reproche, ne vive que pour leur oeuvre, pour leur avancement. Ceux qui combattent, on les compterait sur les doigts d'une seule main. 鈥淐eux qui paradent鈥�? Dr么le de parade que celle que suscite un monde d'ennemis dont quelques-uns entretiennent des tueurs. Vous habitez en esprit, cher Montherlant, l'Italie de la Renaissance. D'autres courent le risque de vivre dans la France d'aujourd'hui.
Et j'accorde qu'une grande oeuvre est en elle-m锚me un acte et que l'artiste n'a besoin d'aucune autre justification. Mais ce qui nous pousse 脿 nous replier sur notre fond le plus secret, ce n'est pas seulement notre oeuvre; un 茅crivain dont c'est le m茅tier de conna卯tre le motif des actions humaines, ne doit pas feindre d'ignorer ce qui a d茅cid茅 de la direction qu'il a donn茅e 脿 sa vie. Qui tromperait-il d'ailleurs, puisqu'il a lui-m锚me livr茅 toutes ses cl茅s et qu'il n'y a qu'脿 le lire? C'est la marque du v茅ritable 茅crivain : il ne peut plus nous induire en erreur. Quoi qu'il raconte, tous ses livres, comme les roseaux de la fable, nous murmurent ce qu'il est. L'artiste est menteur, mais l'art est v茅rit茅. 禄 (p. 521-522)

芦 Mardi 6 mai 1958 禄.

芦 Le Journal de Virginia Woolf. Que je me sens diff茅rent! Mais elle est une femme de lettres. Et comme tous ces extraits se rapportent 脿 son m茅tier d'茅crivain, je m'y retrouve 脿 chaque instant dans ses moindres r茅actions aux critiques, au silence d'un ami, dans cet orgueil que le premier imb茅cile venu inqui猫te d'un mot ou rassure, dans cette assurance et ce doute de soi-m锚me qui rend tributaire des autres l'茅crivain le plus indiff茅rent aux autres, le plus 茅tranger 脿 ce qui n'est pas lui-m锚me et ce qu'il invente, Virginia Woolf traverse la vie enferm茅e dans son oeuvre. Elle voit tout mais 脿 travers les glaces lev茅es de ce wagon o霉 elle demeure seule. En dehors de son oeuvre, c'est le n茅ant irr茅sistible et un jour, elle s'y pr茅cipite. Vou茅e au suicide d猫s le d茅part. J'aurai travers茅 la vie moi aussi pr茅serv茅 par le monde imaginaire que je s茅cr茅tais, sachant que si j'ouvrais la porti猫re, je ne tomberais pas dans le vide mais en Dieu. 禄听 (p. 68)

芦 Vendredi 22 ao没t 1958 禄.

芦 Le groupe de Bloomsbury Street, dont Virginia Woolf fut la gloire, avait pris Nietzsche au mot : Dieu est mort, et il n'y a que la dur茅e qu'il reste 脿 capter dans des mots, si nous sommes romanciers. Ne plus croire 脿 Dieu, c'est ne plus croire 脿 l'芒me, ni donc 脿 la personne. La crise du roman part de l脿 : elle est d'ordre m茅taphysique. 禄听 (p. 121)

芦 Samedi 20 septembre 1958 禄.

芦 J'avance avec beaucoup d'efforts 脿 travers l'admirable听Docteur Javigo听de Pasternak, qui m'e没t enchant茅 nagu猫re; mais je ne puis plus atteindre l'Histoire que de plein fouet. Il faut que notre jeune confr猫re Robbe-Grillet en convienne : la technique de Tolsto茂 permet donc aujourd'hui encore d'茅crire une oeuvre romanesque vivante. La preuve en est faite, si nous en avions jamais pu douter. Comme听La Guerre et la Paix, Le Docteur Jivago听ne restitue pas seulement des destin茅es particuli猫res, mais l'histoire politique qui na卯t d'elles, et qui, 脿 son tour, les infl茅chit et leur donne une signification. En d茅pit de la mar茅e marxiste qui monte, un murmure insistant court 脿 travers tout le livre, annon莽ant aux hommes de Russie que Dieu n'est pas mort. 禄听 (p. 135)
听

• 芦 Samedi 27 septembre 1958 禄

芦 Selon Jacques de Lacretelle (Figaro litt茅raire) : 鈥淟a politique, quand l'artiste se jette dans sa toile, agit 脿 la mani猫re d'une araign茅e. Elle ne le tue pas mais le pique dans son centre vital et lui 么te sa raison d'锚tre. Aujourd'hui comme hier en fournirait maint exemple.鈥�
Vraiment? Chateaubriand et Lamartine, Benjamin Constant et Hugo, pour ne nommer que des illustres, ont-ils perdu ou gagn茅 脿 ne pas se d茅sint茅resser de leur nation et de son histoire, de leur peuple et de sa souffrance? Zola a-t-il eu tort de lancer le br没lot de 鈥淛'accuse鈥�? Sa gloire en a-t-elle souffert? Toute son oeuvre n'en a-t-elle pas 茅t茅 illumin茅e? Et aujourd'hui, parmi les vivants, l'une des oeuvres les plus hautes, celle de Malraux, est n茅e, il me semble, de l'engagement d'un jeune 锚tre dans ce combat spirituel et sanglant, qui oppose 脿 la fois les corps et les esprits. Certes une oeuvre comme la sienne transcende la politique; il n'emp锚che que la politique p茅n猫tre la condition humaine au point que c'est se condamner au n茅ant, et singuli猫rement pour un romancier, que de pr茅tendre l'ignorer.
C'est 脿 propos de Gide et de sa passade communiste que Lacretelle 茅met ce jugement. Or cette vie de Gide, si trouble, un courant humain la traverse, une passion de la justice qui l'a engag茅 un peu 脿 l'茅tourdie, dans le communisme; mais un livre comme听Le Retour d'U.R.S.S.听est un acte de courage dont peu eussent 茅t茅 capables. Quant 脿 son Voyage au Tchad, accompli en dehors de toute complicit茅 officielle, et o霉 Gide ose attaquer de front des puissances redoutables, il n'est rien qui me le rende plus proche et plus fraternel. Gide 茅tait humain. Une grande oeuvre litt茅raire est presque toujours li茅e au destin d'un homme qui a combattu et souffert avec son peuple, avec les autres hommes鈥� 禄 (p. 138-139)

芦 Lundi 27 octobre 1958 禄.

芦 Mais Simone de Beauvoir agit, 脿 l'茅gard de tous les 锚tres qui ont travers茅 sa vie, comme Sartre interdit au romancier de le faire avec ses personnages : elle les conna卯t de l'int茅rieur. Ces cr茅atures qui ont r茅ellement v茅cu, nous sont montr茅es du dedans, comme si Simone de Beauvoir les avait cr茅茅es, alors qu'elle les a seulement connues et aim茅es, qu'elle a seulement souffert par elles. Inoubliable Zaza dont le destin sert si bien cette haine du catholicisme, cette sourde rancune contre tout ce qui est chr茅tien鈥� 禄 (p. 154)

芦 Samedi 30 mai 1959 禄.

芦 Lu presque d'affil茅e听Le D卯ner en ville听de Claude Mauriac, et听Le 笔濒补苍茅迟补谤颈耻尘听de Nathalie Sarraute, si diff茅rents et qui illustrent tous deux鈥� dirons-nous le renouveau du roman? On le dit trop. J'y d茅couvre, quant 脿 moi, une continuit茅. Vieux romancier, je ne me sens d茅pays茅 ni chez cette dame ni, bien s没r, chez ce monsieur. Je ne m'y trouve pas en pays inconnu. Je n'y perds pas le souffle comme dans l'univers opaque de Robbe-Grillet.
Que vous le vouliez ou non, nous sommes toujours ici au vieux pays de la psychologie. Seules les m茅thodes d'approche diff猫rent. Je suis d'ailleurs moins frapp茅 que ne l'est Robert Kanters par ce qui rattacherait 脿 Proust ces nouveaux venus. Proust retrouvait au-dedans de lui des destins r茅volus; son puissant t茅lescope rapprochait ces mondes engloutis dans le temps et dans sa m茅moire. Au contraire, les auteurs du听笔濒补苍茅迟补谤颈耻尘听et du听D卯ner en ville听nous font assister ici et maintenant, 脿 mesure qu'ils s'engendrent l'un l'autre, aux 茅tats de conscience de leurs personnages.
Chacun de nos deux romanciers y parvient 脿 sa mani猫re, qui est unique et dont je demeure fort 茅bloui, sans toutefois c茅der, en tant que vieil auteur, 脿 un complexe d'inf茅riorit茅. Car enfin tous ces 锚tres que l'on nous montre dans la discontinuit茅 d'associations non d'id茅es mais de d茅sirs, qui sont-ils finalement? Qui est cet Alain de Nathalie Sarraute? Il n'est rien d'autre qu'un remous d'impulsions qui s'entred茅truisent. Mais le tout est de savoir si la figure arbitrairement dessin茅e par les vieux romanciers n'atteignait pas une v茅rit茅 脿 laquelle vous renoncez, et si ces ombres successives apr猫s lesquelles vous courez, ne vous font pas n茅gliger la vraie proie. Si la connaissance de l'homme est la raison d'锚tre du roman, convention pour convention, quelles auront 茅t茅 les plus efficaces? Ces polypiers de sensations que vous nous proposez ont tout de m锚me un support. Tout ne s'茅coule pas dans l'锚tre humain. Et si l'essentiel en 茅tait ce qui demeure, et qui pr茅cis茅ment vous 茅chappe? Et si la seule part digne de m茅moire de l'humanit茅 茅tait faite d'锚tres qui dominent et r猫glent ces mouvements confus de la sensibilit茅, et qui se r茅cr茅ent selon une id茅e qu'ils se font du destin de l'homme?
Pourquoi n'y aurait-il de v茅rit茅 romanesque qu'au niveau le plus bas et d'ailleurs le moins contr么lable? Vos analyses rel猫vent d'un arbitraire que je ne vous reproche certes pas : nous croyons 脿 ce que vous inventez, mais ce que vous inventez imite un processus que vous faites semblant d'observer, plus 鈥渇icelle鈥�, tout compte fait, que les d茅ductions et que les inductions du vieux roman.
Ce qui survivra de ce nouveau monde romanesque, ce seront finalement des personnages, avec leur caract猫re singulier et les traits qui les marquent puissamment鈥� 脌 moins que votre ambition soit de n'茅crire le roman de personne. Mais si pourtant l'homme 茅tait quelqu'un? Ce qui dans notre esprit survit de Proust, ce sont des types : Charlus, les Verdurin, Swann, la grand-m猫re et la m猫re de Marcel. Nous les reconna卯trions dans un album de famille. Ils ont atteint la fixit茅, l'immobilit茅 des grandes figures dessin茅es. Ils se sont solidifi茅s, pour durer. C'est ce qu'il adviendra des plan猫tes humaines du听笔濒补苍茅迟补谤颈耻尘听et des convives du听D卯ner en ville听s'ils en sont dignes, comme je le crois. Le film ne se d茅roule pas ind茅finiment. Il en subsistera en nous des cr茅atures 脿 la fois vivantes et immobiles鈥�fix茅es. 禄 (p. 266-267)

芦 Lundi 7 mars 1960 禄.

芦 Seulement, voil脿! Montherlant, c'est pour moi un 茅crivain, le type m锚me de l'茅crivain fran莽ais d'une certaine famille (Chateaubriand, Barr猫s) 脿 laquelle je me flatte d'appartenir aussi, avec d'anciennes et solides alliances du c么t茅 de Port-Royal : j'y suis moi-m锚me demeur茅 fid猫le, alors que Montherlant, qui a toujours jou茅 les libertins, y a cherch茅 des sujets de pi猫ce, mais non des principes de vie. Il n'emp锚che qu'on est des fr猫res.
Il existe un trait commun aux 茅crivains de cette famille, parmi lesquels figurent des cousins ennemis comme Aragon et Malraux. Je serais tent茅 de dire 鈥� qu'on me le pardonne, puisque je me consid猫re comme l'un de ces messieurs 鈥� que ce trait tient dans une certaine imposture. Je n'entends pas le mot ici au sens sinistre o霉 il figure dans le titre de听Tartuffe听:听Tartuffe ou l'Imposteur. Mais Don Juan est lui aussi un imposteur. C'est de cette imposture-l脿 qu'il s'agit, celle qui tient d'abord au style. Les 茅crivains de cette race recherchent tous l'effet et l'attitude la plus avantageuse, la musique et la pose, alors que les dialecticiens venus apr猫s eux s'inqui猫tent d'锚tre vrais; pour moi, je me trouve dans l'entre-deux : tenant d'une certaine imposture, comme mes fr猫res de la m锚me lign茅e, mais le christianisme m'impose son s茅rieux et authentifie ma recherche鈥� 摆鈥�] Je vois l'acad茅mie o霉 Montherlant va entrer comme le dernier refuge des 茅crivains qui appartiennent 脿 une certaine tradition d'茅criture, qui soutiennent un certain ton, et dont le n茅gligences m锚mes sont inimitables. C'est peut-锚tre cela 鈥渓'acad茅misme鈥�, apr猫s tout鈥� 禄 (p. 397-398)

芦 Dimanche 1er mai 1960 禄.

芦 Il reste que pour un chr茅tien, ce qu'on appelle la crise du roman se ram猫ne 脿 cette insignifiance infinie du monde que vous d茅crivez et d'o霉 Dieu s'est retir茅, o霉 l'aventure humaine n'a plus de sens. 禄听 (p. 422)

芦 Samedi 4 mars 1961 禄.

芦 R锚vant de Tartuffe, je me demande si les romans d'aujourd'hui, qui ne comportent ni caract猫res, ni types, ni figures dessin茅es d'un trait appuy茅, gardent des possibilit茅s de dur茅e. La survie d'une oeuvre romanesque est peut-锚tre li茅e 脿 ce qui semble p茅rim茅, dans le roman traditionnel, aux nouveaux romanciers.
Ce n'est parce que Proust a appliqu茅 脿 l'art romanesque une certaine id茅e qu'il se faisait du temps que son oeuvre abordera aux 茅poques lointaines, mais les Guermantes, Mme Verdurin, Odette, Swann, Legrandin, Charlus feront pour lui ce que les personnages de听La Com茅die humaine听ont fait pour Balzac et la Bovary pour Flaubert. Je crains qu'un monde romanesque non figuratif ne soit un monde mort-n茅; ce qui peut 锚tre une n茅cessit茅 : si la destruction atomique n'intervient pas, l'encombrement dans la m茅moire humaine sera tel qu'il faudra bien que les oeuvres disparaissent en m锚me temps que leurs auteurs et que le premier geste de chaque g茅n茅ration, 脿 son entr茅e dans la carri猫re, soit un coup de torchon sur le tableau noir. 禄 (p. 42)

芦 Jeudi saint [30 mars 1961] 禄.

芦 Sur le chef d'imposture, quel 茅crivain pourrait 锚tre acquitt茅? Il se trouve une part d'imposture dans toute oeuvre et dans toute vie. Le style en est la pierre de touche. Dans le cas de Montherlant, comme de tout autre, la vraie question est donc celle-ci : 鈥淓st-il ou non un 茅crivain authentique?鈥� Et comme Montherlant en est un, que cela est aussi 茅vident que le soleil, c'est donc qu'une part de v茅rit茅 humaine existe en lui, que la source jaillit r茅ellement d'un coeur ouvert 鈥� par quelle lance? Et qu'est-ce donc qui a fait barrage? Voil脿 ce qu'il faudrait montrer, qui serait sa v茅ritable histoire, et qui est celle de chacun de nous. 禄 (p. 55)

芦 Dimanche 8 juillet 1962 禄.

芦 Ces confr猫res dont le m茅tier est d'茅crire et qui ne prennent parti sur rien, qui ne tracent pas un mot dont on puisse augurer un acquiescement ou une r茅probation, 脿 quelle distance vivent-ils de notre drame? Il se peut que cette diff茅rence apparente recouvre chez certains un d茅tachement de tout ce qui ne les concerne que par la bande, si j'ose dire : cette politique sur laquelle ils n'ont pas pouvoir. Ce n'est pas forc茅ment vil; car ce qui les concerne directement, par-del脿 les int茅r锚ts d'argent et de carri猫re, ce sont souvent des id茅es, une certaine conception de la vie qui tient pour m茅prisable les choses de la politique, le 鈥渂rouillamini d'erreurs et de violences鈥� dont parle Goethe, et qui ne d茅pend pas d'eux. Ils mettent l'infini ailleurs, dans la pens茅e d茅sint茅ress茅e, ou dans le verbe, ou dans les couleurs et dans les sons.
Il m'est possible de comprendre ces raisons. Je me sens moins d'accord avec les 茅crivains qui invoquent l'exigence de leur oeuvre pour se tenir hors de la bataille. Leur oeuvre est une divinit茅 goulue 脿 qui est d没 le sacrifice de tout le reste; rien ne leur importe que la merveille qui doit rendre leur nom illustre 脿 jamais. Ils ne connaissent pas de devoir sup茅rieur 脿 celui-l脿. Je ne retrouve pas un texte de Marcel Proust, tr猫s saisissant, et qui leur donne raison : selon Proust, l'art n'accepte aucune excuse; il se moque du devoir civique et de tout ce que nous invoquons pour nous occuper de ce qui n'est pas lui. C'est un lieu commun de rappeler qu'en fait Proust lui-m锚me a donn茅 l'exemple d'une vie d茅vor茅e par une oeuvre, qu'il s'est servi de la maladie pour se couper du monde et qu'elle lui a 茅t茅 une cellule. Il est vrai鈥� N'emp锚che que Marcel Proust ne fut pas un homme d茅sint茅ress茅 de la chose publique. Il n'a pu tirer de lui-m锚me, lorsque l'heure en fut venue,听脌 la recherche du temps perdu听que parce que, durant sa jeunesse et sa maturit茅, le temps, avec tout ce qu'il avait contenu, s'茅tait en quelque sorte engouffr茅 en lui; et il ne le retrouvait que parce qu'il l'avait 茅pous茅 et absorb茅. Marcel Proust prit parti pour Dreyfus d猫s la premi猫re heure. Il r茅agit 脿 tout ce qui se passait et 脿 tout ce qui passait. 脌 cette condition, il put le fixer dans une oeuvre qui ne passera pas.
Si Proust, comme d'autres de ses contemporains, avait invoqu茅 les int茅r锚ts sup茅rieurs de la litt茅rature et s'茅tait d茅sint茅ress茅 de la bataille pour Dreyfus, il n'e没t pas 茅t茅 capable non plus de cr茅er les Guermantes et les Verdurin. Ni Swann, ni Bloch, ni Saint-Loup n'eussent pu sortir de lui. Le d茅sengagement cr茅ateur, 脿 un tournant de sa vie, ne l'a 茅t茅 que gr芒ce 脿 l'engagement des ann茅es durant lesquelles il engrangea toutes les passions de son 茅poque, et non moins que les autres, et avant toutes les autres, les passions de la politique.
Quelle grande oeuvre est jamais sortie d'un coeur et d'un esprit indiff茅rents 脿 l'histoire des hommes? Ni celle de Tolsto茂, ni celle de Dosto茂evski, ni celle de Dickens, ni celles de Stendhal et de Balzac.
Il est vrai que chez d'autres il saute aux yeux que la politique, bien loin de les effrayer, en ce qui concerne leur ouvrage, l'aura au contraire nourri et f茅cond茅. Barr猫s n'y cherchait pas un divertissement, une excuse pour ne pas se livrer 脿 une oeuvre plus exigeante; il demanda au contraire 脿 la politique des th猫mes et des motifs. Il amenda de ce phosphate sa terre un peu s猫che et aride. Les trois romans de l'茅nergie nationale, qui sont la part solide, il me semble, de son oeuvre romanesque, n'existent que gr芒ce 脿 la politique, mais pas du tout au sens o霉 je l'entends quand je dis Tolsto茂, Dosto茂evski, Balzac, Proust n'eussent pas 茅t茅 les romanciers qu'ils furent s'ils n'avaient 茅troitement 茅pous茅 l'histoire contemporaine. Barr猫s, lui, l'utilise directement et profite de l'excitation qu'il y trouve, tr猫s diff茅rent en cela des grands romanciers qui ne songent plus 脿 la politique, une fois embarqu茅s dans leur 茅norme entreprise.
Et si le lecteur me coupe avec ce 鈥淓t vous?鈥�, que j'imagine d'autant mieux que je n'ai cess茅 de penser 脿 moi depuis que j'茅cris ceci, je nie que l'interruption de mon travail romanesque soit imputable au Bloc-notes. Si le d茅mon qui m'a quitt茅 me r茅envahissait tout 脿 coup, je n'en 茅crirais pas moins le Bloc-notes, qui ne constituerait pas en lui-m锚me un emp锚chement ou une g锚ne, car ce n'est rien pour moi que de l'茅crire : le vieil 茅crivain en exercice depuis un demi-si猫cle sait que le pire danger pour lui tient 脿 cette aisance, 脿 cette facilit茅 acquise. Si je c茅dais de nouveau au d茅mon romanesque, le Bloc-notes deviendrait sans doute le journal de l'oeuvre en gestation, mais je continuerais de le r茅diger.
La vieillesse d'un romancier, ou plut么t ma vieillesse, car on ne peut parler que de soi, conjugue bizarrement la st茅rilit茅 et le pouvoir cr茅ateur. D猫s que je me trouve devant la page blanche, aucune cr茅ature invent茅e ne me sollicite plus, ne m'intrigue plus, ne me dicte plus son histoire; mais ce qui m'e没t permis de lui donner vie, je le d茅tiens encore et plus que jamais. Alors la v茅ritable histoire, celle que nous vivons, s'engouffre avec tous ses crimes dans les canaux abandonn茅s du r锚ve. La passion nourrie en nous par tant d'茅v茅nements funestes, par la d茅cadence des partis et des assembl茅es, par la pr茅sence enfin, au sommet de l'脡tat, de cet homme singulier, admirable de puissance, d'audace et de solitude, cette passion se substitue 脿 ce que je ne suis plus capable d'enfanter et usurpe 脿 son profit le don d'茅crire, ce style qui ne lui 茅tait pas au d茅part destin茅.
Car je reste romancier, quoi que je fasse. Certains n'ont 茅t茅 si scandalis茅s que j'ai trac茅 ici m锚me du Georges Bidault que parce qu'脿 mon insu, et nullement de propos d茅lib茅r茅, j'ai montr茅 ce petit Bidault, je l'ai fait vivre comme un personnage, r茅invent茅, d茅form茅, 脿 demi r茅el, 脿 demi recr茅茅, tel qu'aucun roman de moi n'en propose, parce que ce roman satirique, dont j'aurais 茅t茅 capable, n'existe pas dans mon oeuvre. J'ai song茅 parfois que j'aurais pu y consacrer mes derni猫res ann茅es, mais c'e没t 茅t茅 forc茅ment une oeuvre dure, 茅crite 脿 l'encre verte, je veux dire avec du fiel, et o霉 ne se refl茅terait pas la derni猫re image que je souhaite laisser de moi 脿 ceux qui m'auront aim茅.
Un dernier roman o霉 j'ach猫verais de me d茅livrer鈥�. Aurai-je le temps de l'茅crire? L'茅crirai-je jamais? Non, ce n'est pas l'芒ge qui me l'interdit; je ne fus jamais plus bouillonnant qu'aujourd'hui, aux heures de gr芒ce. Toute une vie d'homme, m锚me du plus pauvre homme, quelle accumulation de richesses! Et ce n'est pas non plus, quoi que j'aie pu pr茅tendre quelquefois, une certaine timidit茅 脿 laquelle je c茅derais, devant les techniques de me cadets; car si j'茅crivais ce livre, il ne s'agirait pour moi que de me plaire 脿 moi-m锚me et 脿 ceux qui me sont accord茅s (comme des violons sont accord茅s). Ce qui paralyse, 脿 mon 芒ge, c'est l'approche d'une certaine heure, qui rend insignifiant tout le reste : une r茅alit茅 si effrayante qu'elle tue le songe. Aucune histoire invent茅e ne peut plus 锚tre substitu茅e au dernier chapitre de la n么tre. Et dans le grand silence pr茅monitoire, je n'entends plus que le clapotis du quotidien que j'ai appel茅 le Bloc-notes. 禄 (p. 211-214)

芦 Dimanche 14 f茅vrier 1965 禄.

芦 Reste l'oeuvre romanesque. Que p猫se le fatr.s id茅ologique de Tolsto茂 au prix de听La Guerre et la Paix, d'Anna Kar茅nine, de听La Mort d'Ivan Illitch? Mais il n'e没t pas 茅t茅 l'auteur de听La Guerre et la Paix,听诲'Anna Kar茅nine, de听La Mort d'Ivan Illitch听s'il n'avait pas 茅t茅 aussi l'ap么tre d'une fausse religion. Il n'aurait pu cr茅er ce monde vivant s'il n'avait pas 茅t茅 pris au-dedans de lui dans ces contradictions, car d'elles sont n茅es les cr茅atures qui nous enchantent. Cet 茅norme ratage 茅tait n茅cessaire 脿 la gestation du monde que Tolsto茂 portait en lui et qu'il aurait eu le bonheur immense de cr茅er, et qui suffirait 脿 justifier 脿 mes yeux tant d'erreurs et de souffrances inflig茅es et subies, m锚me si je n'茅tais pas chr茅tien. Le terreau d'une mauvaise conscience et le noeud de vip猫res d'une famille de boyards, il n'a rien fallu de moins pour que naisse la plus haute oeuvre romanesque de tous les temps. 禄 (p. 29-30)

芦 Samedi 20 f茅vrier 1965 禄.

芦 Ils ont beau dire, c'est presque toujours la politique qui moralement situe un 茅crivain, m锚me s'il y est demeur茅 茅tranger. Marcel Proust n'a pas sacrifi茅听Le Temps perdu听脿 la politique, et il s'en est glorifi茅; mais听Le Temps perdu听qu'il portait en lui ne l'a pas emp锚ch茅 d'锚tre du c么t茅 de Dreyfus. Si je me consid猫re moi-m锚me (et je tiens maintenant ma vie sous mon regard), je ne crois pas que la politique m'ait d茅tourn茅 de ma t芒che d'茅crivain, mais je suis s没r qu'elle a oblig茅 le chr茅tien incons茅quent que j'茅tais 脿 parler et 脿 茅crire selon qu'exigeait sa conscience. 禄听 (p. 33)

芦 Dimanche 21 mars 1965 禄.

芦听La Com茅die humaine? je la compare 脿 une fabrique de billets qu'un faussaire de g茅nie, exploit茅 par des habiles (mais lui-m锚me les exploite et pour finir les vole), qu'un fou de g茅nie tire lui-m锚me 脿 l'effigie des personnages qu'il invente, et qui survivront 脿 toutes ces g茅n茅rations englouties et redevenues poussi猫re dont ils 茅taient la r茅plique. 禄听 (p. 47-48)

芦 En litt茅rature, l脿 o霉 les femmes r猫gnent, il n'y a pas d'enfer. Le v茅ritable enfer, c'est听Le Portrait de Dorian Gray, c'est la st茅rilit茅 des听Faux-Monnayeurs.
Mais alors Marcel Proust? Le miracle proustien m'茅tonne plus que celui de听La Com茅die humaine听parce que Proust n'a pas eu de Mme de Berny ni d'鈥溍﹖rang猫re鈥� et qu'il a retrouv茅 au-dedans de lui et tir茅 de sa propre chair un monde enchant茅 qui lui 茅tait interdit; or Mme de Guermantes, Gilberte, Odette, Swann sont plus vraies, plus vivantes, il me semble, parce que moins 鈥渢ypifi茅es鈥� que les h茅ro茂nes de Balzac. 禄听 (p. 48-49)

芦 Dimanche 25 juillet 1965 禄.

芦 Nos cr茅atures ne rel猫vent pas toujours de notre pass茅, elles sont souvent un nous-m锚me dont nous projetons l'image sur l'茅cran du futur. Nous sommes, en quelque sorte, dans nos romans, notre propre proph猫te. Je suis 茅tonn茅 de d茅couvrir en moi, devenu vieux, des traits dont je marquais mes cr茅atures con莽ues en pleine jeunesse ou dans mon 芒ge m没r. Elles ne sont pas toujours faites de ce que nous nous rappelons. La plupart de mes personnages, j'ai fini par le rejoindre. 禄听 (p. 117)

芦 Jeudi 26 ao没t 1965 禄.

芦 Quel appauvrissement pour le romancier que la misogynie, m锚me quand la racine n'en est pas homosexuelle! C'est la mis猫re du roman naturaliste fran莽ais. 禄听 (p. 126)

芦 Vendredi 24 septembre 1965 禄.

芦 Or Barr猫s n'茅tait pas essentiellement un romancier (bien que听Les D茅racin茅s听soient un des grands romans du si猫cle), mais un t茅moin-musicien, enclin 脿 emprunter ses th猫mes, comme d'ailleurs nous faisons tous, 脿 son histoire personnelle (et l脿, les听Cahiers听le montrent incomparable), et aussi 脿 la conjoncture politique : sur ce dernier chapitre, c'est sa malchance que ces th猫mes-l脿 soient devenus presque inintelligibles aux Fran莽ais apr猫s 1918. 禄 (p. 135)

芦 Mais tels que nous 茅tions, Barr猫s demeurait pour nous le ma卯tre. Que des 茅crivains aussi diff茅rents que Montherlant, Aragon, Malraux, moi-m锚me, nous ne l'ayons jamais reni茅 (Drieu la Rochelle, Roger Nimier 茅taient ses fils, eux aussi), et que tous nous consentions 脿 cette filiation, c'est ce qui m'a longtemps fait esp茅rer qu'une source commune 脿 trois g茅n茅rations finirait par jaillir de nouveau et que nos enfants la red茅couvriraient. 禄听 (p. 137)

芦 Samedi 12 f茅vrier 1966 禄.

芦 摆鈥�] je crois quant 脿 moi que le vieux roman redevient jeune d猫s qu'un vrai romancier s'en m锚le. Affaire non de technique, mais de don. J'ai relu l'茅t茅 dernier avec 茅merveillement le Docteur Jivago, de Pasternak, dont l'art demeure tr猫s proche de celui de Tolsto茂, et d'abord par ce qu'il signifie. 摆鈥�] Oppos茅 脿 ce 鈥渧ieux roman鈥� qui 鈥渟ignifie鈥�, on pourrait dire que le nouveau roman est 鈥渋nsignifiant鈥� au sens o霉 l'on dit de la peinture qu'elle ne figure pas. 禄听 (p. 212-213)

芦 Peut-锚tre n'y a-t-il plus de roman comme il n'y a plus de peinture, parce que vous avez pris sur vous de nier ce qui est : la conscience humaine, ce tribunal au-dedans de nous dont parle Bossuet et qui condamne tous les crimes. 禄 (p. 213-214)

芦 Je trouve parfois 茅trange le complexe de sup茅riorit茅 dans ces chefs de file d'une g茅n茅ration qui, en comparaison de la n么tre, para卯t si pauvre qu'on en est presque g锚n茅. Il y eut un temps o霉 vivaient 脿 la fois Claudel et Gide, et Proust, Jammes et Val茅ry, Fargue et Apollinaire, Colette, Bernanos. Et je ne nomme pas les survivants, de peur d'en oublier. Tous ces noms composent une 茅poque, peut-锚tre une grande 茅poque鈥� Mais l'analyse que nous en ferions d茅c猫lerait (je pense en particulier 脿 Val茅ry et au surr茅alisme) le germe de ce qui nous tue aujourd'hui, le phyllox茅ra qui a ravag茅 le c茅page litt茅raire fran莽ais. Ou plut么t, et pour choisir une image plus juste et moins cruelle, nous retrouverions l'endroit de la vie o霉 il y a eu un mauvais aiguillage. Il faut 鈥渞etrouver la voie鈥� comme le personnage de ce film dont parle Claude Mauriac dans son dernier article. Ce n'est pas une affaire de technique. Les techniques valent ce que vaut le romancier qui en use. Ce qui importe, c'est de remonter 脿 la source, qui existe, que vous le vouliez ou non. Je ne propose pas le refuge d'une croyance : il ne s'agit pas de 鈥渟e sauver鈥�. Je me tiens au niveau de l'homme qui 茅crit 脿 partir de ce qui rel猫ve de son exp茅rience. Et certes je ne le nie pas : les tenants de l'absurde ont beau jeu pour d茅gager le non-sens du monde. Mais c'est 脿 condition de refuser de voir tout un ordre de faits qui eux aussi rel猫vent de l'exp茅rience, et c'est ce que vous rejetez par-dessus bord sans vouloir m锚me l'examiner. Pour nous qui avons gard茅 la foi, c'est de cela que l'art humain et en particulier le roman tire son irrempla莽able substance.
Je sens bien la vanit茅 d'un d茅bat de cet ordre : un chr茅tien peut trouver un sens 脿 tout, comme vous 锚tes libres de faire de l'absurde un absolu. Mais ce choix n'est pas sans cons茅quences pour l'art d'une 茅poque. 禄 (p. 214-215)

芦 Dimanche 7 avril 1968 禄.

芦 L'interview dans听L'Express听诲'Alain Robbe-Grillet me divertit et me donne le plaisir que j'aurais 脿 observer un curieux animal, un insolite raton laveur. Le fait que nous sommes lui et moi deux 茅crivains ne nous rapproche ni ne nous oppose. Ce qu'il voit, bien que je le voie moi aussi, n'est pas ce qui m'int茅resse, et ce qui m'int茅resse n'a pas m锚me d'existence 脿 ses yeux. L'unique n茅cessaire de l'un est n茅ant pour l'autre. Cette transfiguration au-dedans d'un 锚tre de la vie r茅volue, qui est le fond commun d'une certaine litt茅rature, de Marcel Proust 脿 Francis Jammes, est ce dont se moque cet ing茅nieur agronome, qui rirait bien si je lui demandais de d茅finir les termes de mon vocabulaire personnel : bien, mal, conscience, vie int茅rieure, responsabilit茅, foi, esp茅rance, impuret茅, pardon. Je le vois rire, je l'entends rire. Il hausse les 茅paules : tout cela est fini, tout cela est mort. Un ing茅nieur agronome ne fait pas de phrases sur les feuilles mortes, il ne les balaie m锚me pas : elles sont balay茅es, croit-il, sans qu'il s'en m锚le. 禄 (p. 58-59)

芦 Mardi 7 octobre 1969 禄.

芦 Un lecteur qu'ont int茅ress茅 mes propos sur Andr茅 Gide dans un r茅cent bloc-notes, me reproche de m'锚tre d茅rob茅 devant la seule question qui importe 脿 mes yeux : 鈥淟'oeuvre de Gide, qu'est-elle devenue pour vous?鈥� Voil脿 la question cruelle et qu'il ne faudrait pas poser 脿 un vieil auteur sur un ma卯tre qui a tant compt茅 pour lui, non certes le seul, ni le plus admir茅 (il y avait Barr猫s), mais diff茅rent de tous les autres, 脿 part de tous les autres, le plus 茅nigmatique, 脿 cause de ce m茅lange de rigueur classique d'une 茅tranget茅 (Paludes) annonciatrice de la litt茅rature nouvelle. 摆鈥�] Le cas de Gide, c'est l'histoire d'une oeuvre domin茅e, 茅cras茅e par son auteur. Il n'y a que lui qui compte et qui survit. C'est le contraire pour Racine, qui dispara卯t dans le rayonnement de ses trag茅dies.
Je pourrais constater pour finir que de tous les grands a卯n茅s que j'ai connus Gide demeure avec Marcel Proust celui qui me manque le plus, qui m'aidait le mieux 脿 me juger moi-m锚me. Il 茅tait l'opposant toujours l脿, dont j'avais besoin. 禄 (p. 254-255)

芦 Jeudi 23 octobre 1969 禄.

芦 N'importe, Malraux, du moins je crois, demeure le plus grand 茅crivain fran莽ais vivant et 脿 coup s没r le plus singulier. 禄听 (p. 258)

芦 Novembre 1969 禄.

芦 脌 partir d'une certaine 茅poque, j'ai lu Nietzsche et son destin qui me passionnaient. Un peu Freud aussi, beaucoup plus tard, et j'avais d茅j脿 茅crit la plupart de mes romans. Je pensais que l'important, c'茅tait de cr茅er des personnages qui pussent 锚tre soumis 脿 la psychanalyse, sans que je connaisse d'avance moi-m锚me le r茅sultat et que ce ne soit pas moi qui apparaisse dans le total. 禄听 (p. 271)