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Photo Albert CohenAlbert Cohen

(1895-1981)

Dossier

Le roman selon Albert Cohen

芦鈥 Assez de romans鈥 禄 : le roman comme lieu de la contradiction chez Albert Cohen, par Madeleine T锚tu, octobre 2022

Reconnu comme celui dont 芦鈥塴鈥櫯搖vre tr么ne dans la for锚t fran莽aise, tel un arbre de Jud茅e[1]鈥壜, Albert Cohen [1895-1981] est un auteur difficile 脿 situer dans l鈥檋istoire du roman du XXe si猫cle. Ses origines socioculturelles en tant que juif n茅 en Orient ayant re莽u une 茅ducation fran莽aise ainsi que son refus de toute affiliation litt茅raire lui ont octroy茅 un statut de romancier 茅voluant en marge du paysage litt茅raire fran莽ais. Toutefois, son statut d鈥櫭ヽrivain inclassable semble d茅couler surtout de l鈥櫭﹖range univers explor茅 dans ses romans : les aventures 茅minemment romanesques de ses h茅ros ainsi que son style lyrique d茅tonnent en effet avec les 艙uvres publi茅es 脿 l鈥櫭╮e du Nouveau Roman. Les propos tenus par Albert Cohen dans le contexte d鈥檈ntrevues renforcent cette image d鈥檜n romancier en d茅calage avec son 茅poque, puisque, malgr茅 l鈥檌nsistance des journalistes, il s鈥檃ttarde peu sur ses inspirations litt茅raires[2] et affiche un certain m茅pris 脿 l鈥櫭ゞard de la litt茅rature contemporaine. Pourtant, il ne serait pas exag茅r茅 d鈥檃ffirmer que la t茅tralogie Solal et les Solal se construit sur le recyclage de motifs narratifs et sur la reprise de techniques narratives du canon litt茅raire.

脡tant donn茅 que Cohen se pr茅sente comme un praticien et non comme un th茅oricien du roman[3], notre analyse accordera une importance particuli猫re 脿 ses r茅cits autobiographiques ainsi qu鈥櫭 son cycle Solal et les Solal. Nous montrerons ainsi que son rapport 脿 la litt茅rature se construit autour de la tension entre deux visions de son art : celle de l鈥櫭ヽriture comme du lieu d鈥檜ne conversion 脿 certaines id茅es et certains id茅aux (ce que sugg猫rent ses r茅cits autobiographiques et ses entrevues) et celle du roman en tant qu鈥檈space o霉 explorer diff茅rentes hypoth猫ses et vies possibles.

芦鈥堿ssez de romans鈥壜 : le rejet de l鈥檃mbigu茂t茅 romanesque dans les r茅cits autobiographiques :

Cohen est l鈥檃uteur de trois r茅cits autobiographiques : Le livre de ma m猫re [1954], 脭 vous, fr猫res humains [1972] et Carnets 1978 [1978]. Ceux-ci sont consid茅r茅s comme son 艙uvre tardive, puisqu鈥檌ls ont 茅t茅 publi茅s apr猫s la Deuxi猫me Guerre mondiale tandis que la gen猫se de son entreprise romanesque date du d茅but des ann茅es 1930[4]. Les textes autobiographiques prennent la forme du r茅cit de ses souvenirs d鈥檈nfance. La t茅tralogie, compos茅e des romans Solal [1930], Mangeclous [1938], Belle du Seigneur [1968] et Les Valeureux [1969][5], se construit quant 脿 elle autour de deux p么les : le 芦鈥塺omanesque d鈥檃venture鈥壜 (ou le p么le comique) et le 芦鈥塺omanesque amoureux鈥壜 ou (le p么le tragique[6]). Le romanesque d鈥檃ventures prend la forme des p茅rip茅ties sans suite logique des oncles juifs de Solal, aussi nomm茅s les Valeureux, tandis que le romanesque amoureux tourne autour des histoires d鈥檃mour de Solal, le h茅ros du cycle. Le roman Belle du Seigneur (qui sera notre roman de r茅f茅rence) raconte la liaison de Solal avec Ariane, une femme mal mari茅e 脿 Adrien Deume, un des fonctionnaires travaillant sous la direction de Solal 脿 la Soci茅t茅 des Nations.

Aux yeux du critique Alain Schaffner, les similitudes observables entre la voix narrative des r茅cits autobiographiques et celle des romans attestent de l鈥檜nit茅 de la vision de la litt茅rature v茅hicul茅e par l鈥櫯搖vre coh茅nienne. Selon lui, celle-ci serait travers茅e par un message moral m锚me si ce message est pr茅sent茅 de mani猫re plus ambig眉e dans les romans que dans les r茅cits[7]. La mani猫re distincte dont ces id茅es sont v茅hicul茅es dans les textes plus tardifs et dans le cycle Solal et les Solal souligne toutefois le caract猫re probl茅matique de cette lecture. En effet, transpos茅es dans la bouche d鈥檜n narrateur autodi茅g茅tique ou de la figure aimante de la m猫re, les r茅flexions abord茅es dans la t茅tralogie suscitent avant tout la piti茅 du lectorat. D茅plorant les injustices v茅cues par l鈥檈nfant Albert et sa m猫re, le lecteur quitte le monde ironique qu鈥檈st celui de Solal et Ariane 鈥 dont les p茅rip茅ties mettent 脿 mal les id茅aux 鈥 pour entrer dans celui du path茅tique. Ce d茅placement explique que Cohen affirme dans son r茅cit 脭 vous, fr猫res humains, sortir de l鈥檈space romanesque :

Avant que tout impassible sur mon lit de mort je sois, indiff茅rent m锚me aux sanglots de celle que j鈥檃i tant aim茅e, avant donc que tout silencieux et gourm茅 je sois, il faut que j鈥櫭ヽrive un livre utile, court ou long, on verra bien, et assez de romans[8].

L鈥檈xp茅rience de la vieillesse et d鈥檜ne nouvelle proximit茅 avec la mort se traduit ici par l鈥檜rgence d鈥櫭ヽrire un 芦鈥塴ivre utile鈥壜 qui s鈥檕ppose au projet de jeunesse qu鈥櫭﹖ait celui d鈥櫭ヽrire des 芦鈥塺omans鈥壜. Tout au long des 艙uvres autobiographiques, le genre romanesque est associ茅 脿 la cr茅ation d鈥檋istoires d鈥檃mour divertissantes, certes, mais relativement futiles. Par exemple, Albert se souvient ainsi de sa 芦鈥塨ien-aim茅e鈥壜 imaginaire : 芦鈥塩鈥櫭﹖ait la merveilleuse histoire de Viviane que je me narrais longuement, mon premier roman, avec tous les d茅tails, toujours les m锚mes, minutieusement arrang茅s[9].鈥壜 Moyen de tromper l鈥檈nnui et la solitude, cette forme litt茅raire n鈥檈st ni le lieu d鈥檜ne communion entre les individus ni celui d鈥檜ne transmission de lois morales immuables. En d茅coule une certaine d茅valorisation du projet romanesque coh茅nien, qui s鈥檈fface derri猫re le 芦鈥塼estament[10]鈥壜 que constitue le r茅cit des malheurs d鈥橝lbert.

脌 la lumi猫re du d茅placement terminologique de 芦鈥塺oman鈥壜 脿 芦鈥塼estament鈥壜 appara卯t une 茅volution dans la vis茅e que Cohen accorde 脿 son activit茅 litt茅raire. Du cr茅ateur des p茅rip茅ties romanesques d鈥橝riane et Solal, il devient un 芦鈥塺茅formateur des ha茂sseurs[11]鈥壜 souhaitant influencer le comportement de son lecteur. Il explique ainsi l鈥檈spoir qu鈥檌l place dans une r茅forme du c艙ur des chr茅tiens occidentaux : 芦鈥塐ui, si je leur explique le mal qu鈥檌ls ont fait 脿 un petit enfant, par eux soudain fracass茅 de malheur, s鈥檌ls lisent ce livre jusqu鈥櫭 la fin, ils comprendront, me suis-je dit, et ils auront honte de leur m茅chancet茅, et ils nous aimeront[12].鈥壜 Au fil du r茅cit, l鈥檋istoire du petit Albert, dont la candeur se bute 脿 la cruaut茅 des propos antis茅mites d鈥檜n camelot, s鈥櫭﹔ige en symbole des injustices subies par le peuple juif. L鈥檕bjectif d鈥檈xemplarit茅 de ce r茅cit transpara卯t dans la souffrance na茂ve de l鈥檈nfant mais surtout dans le pardon que le narrateur accorde au camelot. Ce pardon prend la forme d鈥檜ne r茅v茅lation pour le narrateur, qui prend piti茅 du camelot :

Soudain je le connais tel qu鈥檌l est, je suis son fr猫re et son jumeau [...] tandis que je le revois [鈥 pauvre fils de pauvres, pauvre incapable et d茅muni qui veut un ennemi responsable de sa vie mis茅rable, et qui croit que sa haine est juste et louable et s鈥檈n console. [...] Pardonner de v茅ritable pardon, c鈥檈st savoir que l鈥檕ffenseur est mon fr猫re en la mort, un futur agonisant qui conna卯tra les horreurs de la vall茅e des 茅pouvantements[13].

Ce r茅cit peut 锚tre lu comme une illustration de la 芦鈥塼endresse de piti茅鈥壜 que Cohen th茅orise sans son dernier r茅cit autobiographique, Carnets 1978. Les raisons justifiant le pardon du camelot concordent avec les trois principes qui constituent, 脿 ses yeux, la voie vers l鈥檃mour du prochain : l鈥檌dentification 脿 l鈥檃utre (et plus particuli猫rement aux p茅ch茅s de l鈥檃utre), l鈥檜niverselle irresponsabilit茅 et la certitude de la mort, sort unissant tous les 锚tres humains. D鈥檜n adulte se souvenant des malheurs de son enfance, le narrateur s鈥櫭﹔ige en figure proph茅tique ayant pour mission de 芦鈥塺essasser鈥壜 les v茅rit茅s 茅ternelles que l鈥櫭猼re humain, esclave de ses passions, ne cesse d鈥檕ublier. Cohen affirme explicitement ce projet qui d茅laisse des consid茅rations esth茅tiques au nom d鈥檜ne v茅rit茅 messianique :

Et pourquoi ne redirais-je pas ce qui m鈥檌mporte鈥? Je ne me pr茅occupe pas d鈥檃rt, ni de sobri茅t茅, ni d鈥櫭﹍茅gance. Je ne me pr茅occupe que de ma v茅rit茅, de cette v茅rit茅 pr茅cieuse, toujours la m锚me, toujours nouvelle en mon c艙ur et digne d鈥櫭猼re dite et redite. [...] Ainsi, redis-je, ainsi ont fait mes proph猫tes, saints ressasseurs[14].

Le r茅cit autobiographique est ici associ茅 脿 une v茅rit茅 incompatible avec l鈥檜nivers du roman, qui appartient 脿 la 芦鈥塮able鈥壜 鈥 un terme que la m猫re d鈥橝lbert utilise d鈥檃illeurs pour d茅crire ce genre litt茅raire dans un passage auquel nous reviendrons. L鈥檃ssociation qu鈥檈ffectue Cohen entre le projet litt茅raire de ses r茅cits tardifs et des croyances religieuses se refl猫te dans son recours au symbolisme religieux. Il est aussi possible de noter le respect avec lequel est mentionn茅 la Torah (芦鈥塴e Livre鈥壜) dans ces textes : 芦鈥壝 dos r茅sign茅s, dos porteurs de douleurs, dos courb茅s par les peurs et les fuites et les courses haletantes le long des si猫cles, dos vo没t茅s sur le Livre, s茅culairement sur notre sainte loi[15]鈥壜. Si la reprise du champ lexical du sacr茅 peut sembler aller de soi chez un auteur s鈥檌nscrivant dans l鈥檌maginaire de la jud茅it茅, il n鈥檈n demeure pas moins qu鈥檈lle d茅tonne avec les reprises comiques du message biblique chez les personnages de la t茅tralogie. Rappelons 脿 cet 茅gard que Saltiel (l鈥檕ncle juif de Solal) lit en secret le Nouveau Testament, que Mangeclous enfreint les dix commandements en escroquant les habitants de son village ou encore en omettant de donner 脿 manger 脿 ses enfants, et qu鈥橝riane c茅l猫bre son amour adult猫re en reprenant des passages du Cantique des cantiques. Cette reprise parodique du message biblique ne semble plus possible dans les r茅cits autobiographiques.

L鈥檌ronie est d鈥檃illeurs pratiquement absente des textes plus tardifs, dont le ton se situe plut么t du c么t茅 du pathos. Ce changement est frappant dans les passages o霉 Cohen transpose des th猫mes de la t茅tralogie dans le contexte de l鈥檋istoire de l鈥檌ntimidation du jeune Albert ou du quotidien 茅prouvant de sa m猫re. Par exemple, les activit茅s mondaines qui sont l鈥檕bjet d鈥檜ne satire sociale dans les romans deviennent une illustration de la situation socio茅conomique pr茅caire d鈥橝lbert et de sa m猫re. C鈥檈st le cas de leurs sorties dans un restaurant au bord de la mer :

Et on se mettait 脿 manger poliment, 脿 regarder artificiellement la mer, si d茅pendants l鈥檜n de l鈥檃utre. C鈥櫭﹖ait le plus beau moment de la semaine, la chim猫re de ma m猫re, sa passion : d卯ner avec son fils au bord de la mer. 脌 voix basse, car elle avait, ma pauvre ch茅rie, un complexe d鈥檌nf茅riorit茅 pas piqu茅 des coccinelles, elle me disait de bien respirer l鈥檃ir de la mer, de faire une provision d鈥檃ir pur pour toute la semaine. J鈥檕b茅issais, tout aussi nigaud qu鈥檈lle. Les consommateurs regardaient ce petit imb茅cile qui ouvrait consciencieusement la bouche toute grande pour bien avaler l鈥檃ir de la M茅diterran茅e[16].

Cette sc猫ne contraste fortement avec la relation m猫re-fils de Mme Deume et Adrien telle qu鈥檈lle est montr茅e dans la t茅tralogie : la planification d鈥檜n souper avec Solal (invit茅 en tant que patron d鈥橝drien) souligne plut么t le manque de go没t et le caract猫re hautain de la soci茅t茅 bourgeoise 脿 laquelle appartient les personnages de la t茅tralogie. Les plaisirs modestes auxquels aspirent Albert et sa m猫re contrastent avec l鈥檃bsence de toute mod茅ration chez la famille Deume, qui pr茅pare un menu gargantuesque pour la venue de leur invit茅. Pourtant, les personnages du Livre de ma m猫re rappellent ceux de la t茅tralogie par leur besoin d鈥檈xister sur la sc猫ne sociale.

Un certain comique est m锚me pr茅sent lorsque la m猫re, 芦鈥塧yant un complexe d鈥檌nf茅riorit茅 pas piqu茅 des coccinelles鈥壜, tente de se fondre dans le d茅cor en parlant 脿 voix basse ou quand le jeune Albert prend une grande respiration pour profiter de l鈥檃ir marin de l鈥檌nt茅rieur du caf茅. Toutefois, le ton satirique avec laquelle le narrateur coh茅nien critique la futilit茅 des aspirations sociales des Deume ne semble pas comparable 脿 la moquerie indulgente qui all猫ge ponctuellement le r茅cit dramatique des souffrances v茅cues par Albert et sa m猫re. Source d鈥檜ne critique cinglante de la vanit茅 de la petite bourgeoisie, le d茅sir de vivre dans le regard de l鈥檃utre devient un symbole de la solitude 茅prouv茅e par Albert, qui n鈥檃 pas le droit de jouer avec les autres enfants 脿 cause de ses origines juives, et par sa m猫re, trop accapar茅e par son travail et ses t芒ches m茅nag猫res pour avoir du temps de loisir. Bref, le potentiel ironique des r茅cits autobiographiques est d茅samorc茅 par la contextualisation des 茅v茅nements racont茅s.

Une opposition entre la passion amoureuse d鈥橝riane et Solal dans Belle du Seigneur et l鈥檃mour maternel qui unit Albert 脿 sa m猫re se cr茅e 茅galement dans cette sc猫ne, qui fait 茅cho aux repas des deux amants dans un restaurant sur le bord de la mer[17]. Ces repas sont en fait les rares moments o霉 Ariane et Solal peuvent sortir de leur idylle amoureuse pour reprendre contact avec la soci茅t茅 脿 laquelle ils appartenaient. L鈥檃veuglement des deux personnages 鈥 qui m茅prisent les interactions futiles et le mauvais go没t vestimentaire des autres touristes faute de pouvoir s鈥檃vouer leur ennui 鈥 ouvre la porte 脿 une lecture ironique de ce passage. La similitude entre ces deux sc猫nes montre que c鈥檈st l鈥檃mour maternel et non l鈥檃mour adult猫re qui est c茅l茅br茅 dans Le livre de ma m猫re. Autant que l鈥檃bsence d鈥檌ronie, l鈥檕mnipr茅sence de la figure maternelle dans les r茅cits autobiographiques illustre une sortie du monde romanesque, puisqu鈥檈lle rappelle que ces r茅cits se veulent porteurs d鈥檜ne morale 脿 laquelle r茅sistent les romans de Cohen en tant que lieu des aventures amoureuses des protagonistes.

Dans cette ligne d鈥檌d茅es, le rapport 脿 la bont茅 de la m猫re d鈥橝lbert met en lumi猫re une critique de la litt茅rature en tant que lieu d鈥檜ne vie mondaine en d茅calage avec la r茅alit茅 du commun des mortels. La m猫re d鈥橝lbert, qui se d茅voue pour son mari et son fils, appartient au monde de la famille et du travail, que le narrateur oppose 脿 celui des conversations litt茅raires mondaines :

Ma m猫re redescendait au magasin, remontait, redescendait, travaillait, travaillait, allait faire les courses, revenait, d茅pla莽ait les lourdes caisses, travaillait, travaillait, tandis qu鈥檈n de nobles demeures de charmantes jeunes filles, spiritualistes parce que rent茅es, remplissaient de th茅 leurs nobles vessies et discutaient de musique ou de litt茅rature et de merveilles d鈥櫭e ou, munies de leurs post茅rieurs fendus en deux, se pr茅paraient 脿 faire un 茅l茅gant tour de cheval[18].

La litt茅rature est ici pr茅sent茅e comme un des loisirs parmi tant d鈥檃utres appartenant 脿 la vacuit茅 du mode de vie bourgeois. Au m锚me titre qu鈥檜ne promenade 脿 cheval ou qu鈥檜ne r茅ception mondaine, la lecture et la discussion d鈥櫯搖vres litt茅raires permettent une d茅monstration de la puissance 茅conomique de la haute soci茅t茅. Il montre ainsi tout ce qui est admir茅 dans la sph猫re sociale 鈥 intelligence, sensibilit茅 artistique, beaut茅 physique ou 茅l茅gance vestimentaire 鈥 comme des 芦鈥塪茅guisements[19]鈥壜 des rapports de force qui sous-tendent les liens sociaux et qui nourrissent la vanit茅 des membres de la haute soci茅t茅. Cette admiration pour la force est d鈥檃utant plus paradoxale que, par-del脿 les diff茅rences de classe sociale, tous les individus sont li茅s par la m锚me condition mortelle. L鈥櫭猼re humain ne pouvant supporter la finitude de son existence, il tente d鈥檕ublier celle-ci 脿 travers une multiplication de ses divertissements. Son go没t pour les arts (incluant l鈥檃rt litt茅raire) est donc, selon Cohen, un moyen de ne pas se confronter 脿 la fragilit茅 de son existence :

Je ne vois que des squelettes, squelettes en smoking l鈥檃utre soir, squelettes faisant la queue hier apr猫s- midi devant le cin茅ma, attendant patiemment sous la pluie, pour acheter deux heures de bonheur et ne pas savoir qu鈥檌ls vont mourir. Mots que j鈥櫭ヽris, rouges fourmis broyantes dans mon c艙ur[20].

Dans cette optique, la litt茅rature est pr茅sent茅e dans les r茅cits autobiographiques comme une source de corruption morale incompatible avec la bont茅 na茂ve que cristallise la m猫re 鈥 qui se d茅voue enti猫rement 脿 son amour maternel, comme le souligne le remplacement de son pr茅nom par le titre de 芦鈥塵猫re鈥壜.

De surcro卯t, la m猫re d鈥橝lbert incarne aux yeux de celui-ci un 芦鈥塮r猫re humble du g茅nie[21]鈥壜, puisqu鈥檈lle fait preuve d鈥檋umilit茅 devant le monde de la litt茅rature, qu鈥檈lle peut mieux habiter du fait qu鈥檈lle le consid猫re comme lui 茅tant 茅tranger. D鈥檃illeurs, le titre du Livre de ma m猫re sugg猫re que le seul livre qui compte v茅ritablement aux yeux de la m猫re d鈥橝lbert est la Torah. Elle peut ainsi s鈥櫭﹎erveiller devant le myst猫re de la cr茅ation litt茅raire, un peu comme un croyant se prosterne devant la grandeur de la cr茅ation divine :

Dis-moi, mes yeux, ces fables que tu 茅cris (ainsi appelait-elle un roman que je venais de publier) comment les trouves-tu dans ta t锚te, ces fables鈥? Dans le journal, ils racontent un accident, ce n鈥檈st pas difficile, c鈥檈st un fait qui est arriv茅, il faut seulement mettre les mots qu鈥檌l faut. Mais toi, ce sont des inventions, des centaines de pages sorties du cerveau. Quelle merveille du monde鈥![22]

Notons au passage que l鈥檃veu d鈥檌gnorance de la m猫re d茅tonne avec l鈥檃ttitude du p猫re d鈥橝lbert, qui lit et admire des grands philosophes du pass茅 m锚me si leurs propos lui 茅chappent. L鈥檋umilit茅 de la m猫re est quant 脿 elle si grande que celle-ci ne peut concevoir que c鈥檈st d鈥檈lle que son fils tient son imagination. En effet, le narrateur raconte comment les histoires que sa m猫re 茅crivait et illustrait pour lui avant de partir au travail lui tenaient compagnie 脿 son r茅veil. Ces histoires prenant la forme de lettres, elles ne visaient pas 脿 锚tre publi茅es mais 脿 faire perdurer le lien entre la m猫re et le fils par-del脿 leur s茅paration. Ces histoires inculquaient au passage des mod猫les de gentillesse et de douceur 脿 l鈥檈nfant, qui s鈥檈nthousiasmait devant l鈥檋istoire de l鈥櫭﹍茅phant Guillaume qui prend 芦鈥塯entiment[23]鈥壜 sur son dos son ami la fourmi Nastrine pour l鈥檃mener 脿 l鈥櫭ヽole. Le narrateur commente r茅trospectivement la valeur de ces histoires pour enfant : 芦鈥塉鈥檃ime mieux les histoires de ma m猫re que les romans de certaines dames de la litt茅rature qui racontent toujours, camoufl茅e, leur propre chiennerie d鈥檃dult猫re, l鈥檋茅ro茂ne 茅tant sublime et le monsieur un vilain moineau[24].鈥壜 Par cons茅quent, c鈥檈st une pratique de la litt茅rature diff茅rente de celle valoris茅e dans les hautes sph猫res sociales qui est propos茅e 脿 travers la figure maternelle : ses r茅flexions sugg猫rent que la lecture peut 锚tre la source d鈥檜ne exp茅rience de l鈥櫭﹖onnement plut么t que de p茅danterie, et que l鈥櫭ヽriture peut servir 脿 perp茅tuer la bont茅 au lieu de mettre en sc猫ne les amours futiles d鈥檃mants narcissiques.

Dans cette optique, le projet autobiographique de Cohen s鈥檌nscrit dans une filiation directe avec l鈥檃ctivit茅 litt茅raire de la m猫re d鈥橝lbert. En fait, ces r茅cits se pr茅sentent comme un moyen de faire perdurer le lien m猫re-fils par-del脿 la mort de mani猫re 脿 transmettre, 脿 travers le r茅cit du fils, le sens de moralit茅 de la m猫re. C鈥檈st pourquoi Le livre de ma m猫re prend la forme d鈥檜ne conversation entre la m猫re et son fils, ou d鈥檜ne 芦鈥塪erni猫re lettre鈥壜 permettant d鈥檃bsoudre le fils pour ces lettres qu鈥檌l a n茅glig茅es d鈥檈nvoyer 脿 sa m猫re du vivant de celle-ci. Il est aussi possible de consid茅rer les r茅cits autobiographiques comme le lieu d鈥檜ne conversation entre l鈥櫭ヽrivain et son lecteur. C鈥檈st ce que sugg猫re du moins cette apostrophe pr茅sente dans les Carnets :

Toi qui me lis, tu te feras tant de soucis bient么t, tu te mettras en col猫re ou en douleur, Dieu sait pourquoi, peut-锚tre pour un v锚tement rat茅 par ton tailleur, [...] ou parce que tu n鈥檃s pas 茅t茅 invit茅 au bridge de cet autre futur squelette de duchesse. Tu oublies sans cesse, nous oublions sans cesse [...] que ce bois de notre cercueil attend tranquillement son heure qui viendra. [...] nous oublions que nous sommes aussi des condamn茅s 脿 mort, toi, moi, tous[25].

Une fusion s鈥檕p猫re ici entre le lecteur et l鈥櫭ヽrivain 脿 travers l鈥檈mploi d鈥檜n 芦鈥塶ous鈥壜 qui inclut le narrateur dans le monde qu鈥檌l d茅crit. Si les adresses au lecteur ne sont pas toujours aussi d茅velopp茅es, elles rythment n茅anmoins les r茅cits autobiographiques. Elles constituent d鈥檃illeurs un outil rh茅torique au fondement de l鈥檃ppel 脿 une 芦鈥塼endresse de piti茅鈥壜 pour le peuple juif formul茅 dans le r茅cit 脭 vous, fr猫res humains 鈥 dont le titre m锚me prend la forme d鈥檜ne adresse au lecteur. L鈥檌nfluence de la voix maternelle sur les r茅cits autobiographiques nous ram猫ne ainsi au mouvement de sortie du roman (monde de l鈥檌ronie et de l鈥檃venture) qui vise 脿 la transmission d鈥檜ne v茅rit茅 messianique dans les r茅cits autobiographiques.

Les textes engag茅s de Cohen comme lieu d鈥檜n rejet plus mitig茅 du roman :

La vision du roman qui se dessine en creux des r茅cits autobiographiques porte 脿 croire que Cohen, dans les trente derni猫res ann茅es de sa vie, a simplement rejet茅 le genre romanesque pour se tourner vers des genres pouvant v茅hiculer ses id茅aux moraux et politiques. Ce changement pourrait s鈥檈xpliquer en partie par l鈥檌nfluence de la Deuxi猫me Guerre mondiale sur la pratique litt茅raire de ce romancier : devant les horreurs subies par son peuple, Cohen aurait ressenti l鈥檜rgence de faire de l鈥櫭ヽriture un moteur 脿 convictions. C鈥檈st ce qui expliquerait que les r茅cits autobiographiques mais aussi les pamphlets politiques de Cohen aient 茅t茅 publi茅s apr猫s 1942, alors que les avanc茅es militaires des Nazis ont forc茅 le romancier 脿 immigrer en Angleterre. Notons que le projet litt茅raire derri猫re les textes engag茅s de Cohen 鈥 lib茅rer l鈥橢urope de la mont茅e du fascisme 鈥 s鈥檌nscrit dans la m锚me lign茅e que celui des r茅cits autobiographiques. C鈥檈st comme si le propos politique pr茅sent茅 dans les textes engag茅s 茅crits durant la guerre 茅tait repris mais sous un angle moral ou religieux dans les textes autobiographiques 茅crits 脿 partir de 1954. La menace tangible d鈥檜ne victoire nazie est toutefois utilis茅e pour justifier un rejet beaucoup plus violent et provocateur d鈥檜ne recherche esth茅tique. Le texte Salut 脿 la Russie, o霉 Cohen appelle 脿 une mobilisation plus grande des forces des Alli茅s, offre une critique virulente de la beaut茅 artistique, lieu de nuances irr茅conciliables avec un appel aux armes. Le romancier abandonne son lyrisme habituel, formulant son rejet 脿 l鈥檃ide de phrases aussi courtes que tranchantes :

Les 艙uvres nuanc茅es, les 茅tudes de l鈥櫭e humaine sont maintenant un p茅ch茅. Crache dessus, fr猫re, puis chante la guerre. [...] Certains des 茅crits que j鈥檃i lus sont gauches, mal 茅quarris. Ils n鈥檕nt pas besoin d鈥櫭猼re beaux. Crache sur la beaut茅, fr猫re. Elle est une alli茅e d鈥橦itler[26].

Le contexte politique justifie ainsi un d茅placement dans le r么le des 茅crivains, qui, 脿 travers leur nouvel engagement, deviennent des 芦鈥塮abricants de munitions, des fournisseurs de guerre, des chauffeurs de sang[27]鈥壜. M锚me les 艙uvres narratives doivent momentan茅ment devenir le lieu de l鈥檈ngagement. C鈥檈st pourquoi Cohen encourage l鈥櫭ヽriture de l鈥檋istoire d鈥檜ne jeune communiste mod猫le qui aurait non pas les 芦鈥塱ntermittences du c艙ur parfaitement inutiles 脿 la guerre鈥壜 mais plut么t 芦鈥塽n h茅ro茂sme d鈥檜ne seule coul茅e toute brute[28]鈥壜. Le temps n鈥檈st plus 脿 la recherche de la beaut茅 ou de la v茅rit茅 脿 travers la lecture d鈥檜n romancier : 芦鈥塙n Proust russe ne donnerait nullement aux soldats russes l鈥檈nvie de mourir pour leur patrie. Au mieux, le soldat russe s鈥檃ssi茅rait contre un arbre et se mettrait 脿 lire, oubliant son bataillon[29].鈥壜 Ces deux passages rec猫lent une critique claire de la vision de la litt茅rature de Proust, qui avait d鈥檃illeurs initialement donn茅 le titre Les intermittences du c艙ur 脿 sa Recherche. Plus largement, nous pouvons y voir une d茅nonciation des histoires de comm茅rages et de tromperies amoureuses racont茅es dans les romans du XIXe si猫cle mais aussi de l鈥檌nfluence qu鈥檃 eu le mouvement de 芦鈥塴鈥檃rt pour l鈥檃rt鈥壜 sur le canon litt茅raire fran莽ais.

N茅anmoins, cette critique d鈥檜ne cr茅ation artistique tourn茅e vers l鈥檌nutilit茅 montre que Cohen est conscient du 芦鈥塻acrifice鈥壜 ou de l鈥櫬塰茅ro茂sme[30]鈥壜 que repr茅sente l鈥檃sservissement de l鈥櫭ヽriture 脿 une cause militante. Il reconna卯t que l鈥檃bandon de la 芦鈥塯rande litt茅rature鈥壜 ne m猫nera qu鈥櫭 des 艙uvres st茅riles vou茅es 脿 une gloire 茅ph茅m猫re. En ayant recours 脿 l鈥檈xemple du jeune soldat qui abandonne son bataillon afin de poursuivre sa lecture de la Recherche, ce romancier avoue que les 茅crits qui d茅couleront de l鈥檌ndignation collective n鈥檃uront pas le pouvoir enchanteur de l鈥櫯搖vre proustienne, qui incite le lecteur 脿 s鈥櫭﹍oigner de la sph猫re sociale le temps de sa lecture. Rappelons d鈥檃illeurs que le jeune Cohen lui-m锚me a 茅t茅 茅bloui la premi猫re fois qu鈥檌l a ouvert 脌 l鈥檕mbre des jeunes filles en fleurs au point de poursuivre sa lecture jusqu鈥檃u moment o霉 un commis de librairie lui a apport茅 une chaise[31]. En ce sens, Cohen s鈥檃v猫re un lecteur des 艙uvres litt茅raires qu鈥檌l condamne, ce dont t茅moignent les quelques noms de romanciers qu鈥檌l mentionne en entrevues. Comme expliqu茅 plus haut, les diff茅rentes qualit茅s esth茅tiques du cycle Solal et les Solal s鈥檌nscrivent dans une filiation litt茅raire avec les grands romanciers de la culture occidentale, ce qui suppose que cet 茅crivain a 茅t茅 profond茅ment marqu茅 par la lecture de certaines 艙uvres du canon litt茅raire. Tout en attribuant un caract猫re narcissique aux litt茅raires qui cr茅ent 脿 distance des grands mouvements sociaux, Cohen leur conc猫de une estime qu鈥檌l ne peut octroyer aux 茅crits de circonstance. 脌 l鈥櫯搖vre utile d茅criant les injustices sociales, le romancier oppose ainsi celle qui offre une recherche de la v茅rit茅 et de la beaut茅.

Une vision de la litt茅rature fond茅e sur un 芦鈥塵iraculeux mariage des contraires鈥壜 :

Les 茅crits politiques r茅v猫lent ainsi que le choix entre la cr茅ation d鈥檜n roman et l鈥櫭﹍aboration d鈥檜ne pens茅e morale prend la forme d鈥檜n d茅chirement chez Cohen. Ce d茅chirement n鈥檈st d鈥檃illeurs pas enti猫rement absent des r茅cits autobiographiques, o霉 se dessine une tension entre la bont茅 de la m猫re d鈥橝lbert et l鈥檌ncapacit茅 du narrateur 脿 se montrer 脿 la hauteur de cette bont茅. En fait, l鈥檃mour maternel est pr茅sent茅 comme assez grand pour accepter le temp茅rament d鈥檃rtiste du fils, qui ne peut s鈥檈mp锚cher de pratiquer la fable et l鈥檌ronie : 芦鈥塈l est vrai qu鈥檈lle aimait tout de moi, et m锚me mes ironies[32].鈥壜 Nous avons certes montr茅 qu鈥檜n d茅sir de sortir du roman pour se tourner vers une 茅criture proph茅tique est au fondement des textes autobiographiques, mais le cycle Solal et les Solal n鈥檈st pas ouvertement r茅pudi茅 dans ces 茅crits ou dans les entrevues tardives donn茅es par Cohen. D鈥檃illeurs, les deux derniers tomes de la t茅tralogie (Les Valeureux et Belle du Seigneur) ont 茅t茅 publi茅s 脿 la fin des ann茅es 1970, plusieurs ann茅es apr猫s la r茅daction des 茅crits politiques durant la Deuxi猫me Guerre mondiale et apr猫s la parution du Livre de ma m猫re en 1954. Dans cette optique, il ne semble pas satisfaisant de voir la rupture entre l鈥檜nivers de la t茅tralogie et la vis茅e morale des 茅crits tardifs comme le signe d鈥檜ne r茅v茅lation chez Cohen, qui aurait d茅lib茅r茅ment d茅laiss茅 l鈥櫭ヽriture romanesque pour se d茅vouer 脿 certaines causes politiques. Il est plus juste de constater une oscillation chez ce romancier entre deux visions de la litt茅rature qu鈥檌l consid猫re lui-m锚me comme contradictoires. Cette lecture de l鈥櫯搖vre coh茅nienne est d鈥檃illeurs coh茅rente avec la d茅finition du g茅nie litt茅raire propos茅e dans les r茅cits autobiographiques :

dans le g茅nie, il y a un mariage miraculeux des contraires. [...] Le g茅nie, c鈥檈st [...] surtout, surtout, un fou de la sensibilit茅, qui sent trop, qui sent follement, qui est constamment pr锚t 脿 la douleur absolue pour tout, 脿 la joie absolue pour tout, qui souffre presque autant de ne pas retrouver ses clefs que d鈥檃voir perdu sa femme [...] Oui, bien s没r, j鈥檈xag猫re, mais c鈥檈st pour dire une v茅rit茅 incroyable[33].

Dans cette optique, les tensions au c艙ur de la t茅tralogie seraient caus茅es par la sensibilit茅 de Cohen, qui le confronterait 脿 la complexit茅 des choses humaines. Un g茅nie litt茅raire se manifesterait chez lui par un d茅sir d鈥檃bsolu l鈥檈mp锚chant de trancher entre diff茅rentes visions de la litt茅rature, mais plus fondamentalement entre les diff茅rentes vies possibles incarn茅es par ses personnages.

La faillibilit茅 du narrateur de Belle du Seigneur, preuve de la port茅e ambigu毛 du roman :

La pr茅sence d鈥檜n doute quant au r么le de la litt茅rature teinte toutefois la narration de la t茅tralogie, o霉 s鈥檌nsinuent parfois la voix proph茅tique et les id茅aux qui deviendront dominants dans les r茅cits autobiographiques. Notons que Cohen a lui-m锚me affirm茅 en entrevue que Solal 茅tait un 芦鈥塸amphlet passionn茅 contre la passion[34]鈥壜, attribuant r茅trospectivement une port茅e morale 脿 son 艙uvre romanesque. Dans le cycle romanesque, c鈥檈st le narrateur qui se fait porteur d鈥檜n projet moral en s鈥檃dressant directement au lecteur afin de lui transmettre ses impressions et ses jugements. Ses remarques prennent souvent la forme de parenth猫ses qui sont notamment ins茅r茅es 脿 la suite de la description d鈥檜n personnage. Au d茅but de Solal, le narrateur se permet une premi猫re remarque au sujet de M. Sarles (le p猫re d鈥橝ude, la premi猫re 茅pouse de Solal) lors de son introduction dans le r茅cit : 芦鈥(J鈥檃ime ce vieux pasteur.)[35]鈥壜 Il prend la libert茅 d鈥檈ffectuer une remarque similaire au sujet de Mme Sarles, comme s鈥檌l d茅sirait nuancer l鈥檌ronie avec laquelle il pr茅sente les habitudes religieuses de ce personnage : 芦鈥(En somme elle 茅tait sympathique[36].)鈥壜 Le narrateur se permet parfois de lancer spontan茅ment certaines maximes au lecteur : 芦鈥堿u cimeti猫re, il [Solal] s鈥檃ssit devant la tombe du pasteur. (Puisque bient么t tu seras enfoui aussi, toi qui lis, tue l鈥檕rgueil et rev锚ts-toi d猫s 脿 pr茅sent de bont茅[37].)鈥壜

Toutefois, ces passages o霉 la voix du narrateur guide le lecteur sont surtout pr茅sents au d茅but du cycle romanesque. Le monologue int茅rieur autonome devenant l鈥檕util de narration pr茅dominant dans Belle du Seigneur, la voix de certains personnages finit par l鈥檈mporter sur celle du narrateur. Le narrateur prend une derni猫re fois la parole au d茅but de la passion d鈥橝riane et Solal, cautionnant la passion des deux amants malgr茅 son caract猫re in茅vitablement 茅ph茅m猫re :

Jeunes gens, vous aux crini猫res 茅chevel茅es et aux dents parfaites, divertissez-vous sur la rive o霉 toujours l鈥檕n s鈥檃ime 脿 jamais, o霉 jamais l鈥檕n ne s鈥檃ime toujours, rive o霉 les amants rient et sont immortels, 茅lus sur un enthousiaste quadrige, enivrez-vous pendant qu鈥檌l est temps et soyez heureux comme furent Ariane et son Solal, mais ayez piti茅 des vieux, des vieux que vous serez bient么t, goutte au nez et mains tremblantes, mains aux grosses veines durcies, mains tach茅es de roux, triste rousseur des feuilles mortes[38].

Malgr茅 son emploi des formules oxymoriques (alliant la vie et la mort, la jeunesse et la vieillesse, l鈥櫭﹖ernit茅 et l鈥櫭﹑h茅m猫re), le narrateur ne porte pas un jugement critique sur les actions des personnages. Au contraire, son propos porte 脿 croire qu鈥檌l se renferme ensuite dans un silence admiratif parce que l鈥檃mour en jeu outrepasse ses facult茅s de narration. Dans cette optique, l鈥檈ffacement de la voix narrative dans la deuxi猫me moiti茅 de Belle du Seigneur t茅moigne d鈥檜ne certaine faillibilit茅 chez le narrateur coh茅nien, qui ne peut aussi bien chanter l鈥檃mour que les amants eux-m锚mes.

Cette lecture de la place du narrateur dans Belle du seigneur fait 茅cho 脿 la m茅fiance dont Cohen fait preuve 脿 l鈥櫭ゞard de toute tentative de 芦鈥塻urintellectualiser鈥壜 le r茅el ou l鈥檃ctivit茅 litt茅raire. Affirmant lors de plusieurs entrevues ignorer la signification de la composition esth茅tique de son 艙uvre, il se fait le critique des romanciers qui se font les commentateurs de leurs propres cr茅ations litt茅raires :

Vous me faites peur quand vous me parlez de pr茅m茅diter, de constructions et de plans. Je n鈥檈n sais rien moi. [...] En abstraction, je suis un infirme. [...] Alors il se passe ceci que certains 茅crivains que je vois et que j鈥檈ntends 脿 la t茅l茅vision apr猫s les avoir admir茅s un temps comme commentateur de leur 艙uvre, je me pr茅cipite sur le roman qu鈥檌ls ont 茅crit et je me dis quelle merveille 莽a va 锚tre. Et en r茅alit茅, le roman que je lis est tellement moins bien que le commentaire qu鈥檌ls en ont fait[39].

Dans cette entrevue, Cohen nie le caract猫re pr茅m茅dit茅 de son 艙uvre romanesque au point d鈥檃ffirmer qu鈥檌l dort ses romans et que ceux-ci lui sont impos茅s comme des r锚ves. Ce d茅go没t qu鈥檌l manifeste pour une conceptualisation de l鈥檃ctivit茅 artistique explique en partie son m茅pris pour les romanciers qui planifient m茅thodiquement leurs textes. Une telle critique pourrait expliquer en partie les seuls propos (fort peu 茅logieux) qu鈥檌l a tenus au sujet de la pratique romanesque de Flaubert : 芦鈥塒roust est un grand 茅crivain, un vrai grand 茅crivain, pas Flaubert, il suait sur son texte, il suait, il voulait toujours en remettre pour faire plus joli[40].鈥壜 Contrairement aux romanciers qui proposent des structures narratives et des phrases tr猫s r茅fl茅chies, Cohen cr茅e un r茅cit d茅sordonn茅 prenant la forme d鈥檜n flux de longues phrases lyriques. Le regard que le romancier porte sur son travail, tout comme la forme de son roman, attestent donc de l鈥檃bn茅gation d鈥檜ne vision intellectualis茅e du monde qui s鈥檕p猫re dans Belle du Seigneur.

En ce sens, c鈥檈st le rapport conflictuel entre les actions et les r茅flexions des personnages qui probl茅matise la vision un peu na茂ve du narrateur. Des trois personnages prenant le relais de la narration (Solal, Ariane et sa servante Mariette), c鈥檈st le h茅ros 茅ponyme qui porte le regard le plus lucide sur les contradictions perceptibles entre son mode de vie et ses id茅aux. En t茅moignent les pens茅es qui le travaillent alors qu鈥檌l prend son bain, se pr茅parant 脿 retrouver Ariane au d茅but de leur liaison :

Enthousiaste de la voir bient么t, il ne pouvait pourtant s鈥檈mp锚cher de ressentir le ridicule de ces deux pauvres humains qui, au m锚me moment et 脿 trois kilom猫tres l鈥檜n de l鈥檃utre, se frottaient, se r茅curaient comme de la vaisselle, chacun pour plaire 脿 l鈥檃utre, acteurs se pr茅parant avant d鈥檈ntrer en sc猫ne. Acteurs, oui, ridicules acteurs[41].

Le protagoniste ne se laisse pas moins emporter par l鈥檈xaltation de son amour pour Ariane, comme le refl猫te son 茅trange danse 脿 la sortie du bain :

il [...] dansait 脿 l鈥檈spagnole, [...] soudain [...] mettait la main en visi猫re pour follement apercevoir une bien-aim茅e, dansait ensuite 脿 la russe, [...], s鈥櫭﹍an莽ait, tourbillonnait, [...] s鈥檃pplaudissait de la voir tout 脿 l鈥檋eure, se souriait, s鈥檃imait, l鈥檃imait, aimait celle qu鈥檌l aimait. Oh, il vivait, vivait 脿 jamais[42]鈥!

Forc茅 d鈥檃gir dans le monde r茅el, Solal est en mesure de saisir la nature probl茅matique du lien qui l鈥檜nit 脿 Ariane tout en 茅tant emport茅 dans le 芦鈥塪茅lire sublime des d茅buts[43]鈥壜 de leur amour. Tiraill茅 par des d茅sirs irr茅conciliables, Solal fait preuve d鈥檃utod茅rision, offrant au lecteur la possibilit茅 d鈥檜ne interpr茅tation ironique de ses aventures. Ayant conscience du caract猫re 茅ph茅m猫re de son bonheur, le h茅ros ne se laisse pas moins aller 脿 un certain d茅lire, imaginant sa rencontre prochaine avec sa bien-aim茅e. La folie de Solal finira toutefois par l鈥檈mporter sur sa lucidit茅, ce que r茅v猫le l鈥檈scalade de violence et de jalousie sur laquelle se termine la liaison des deux amants 脿 la fin du roman.

En ce sens, l鈥櫯搖vre de Cohen, ou du moins l鈥櫭﹙olution de son h茅ros, a quelque chose de tragique : Solal est prisonnier de certaines tensions 鈥 une vision 脿 la fois lyrique et ironique de l鈥檃mour, un go没t de vivre et une angoisse de la mort, le d茅sir de s鈥檌nt茅grer 脿 sa soci茅t茅 et un d茅go没t pour les rapports de force qui la r茅gissent 鈥 qui ne trouvent pas de v茅ritable r茅solution dans le roman. Le suicide des deux amants est une fin en soi convenue, et pourtant, il place le lecteur devant une exp茅rience de la perplexit茅. Bien qu鈥檌l y ait cl么ture narrative 脿 la fin de Belle du Seigneur, force est d鈥檃dmettre qu鈥檜ne ambigu茂t茅 demeure dans le sens 脿 attribuer 脿 l鈥檋istoire d鈥檃mour d鈥橝riane et Solal. Le rapport ironique que Solal entretient 脿 l鈥檈xistence tout comme son sens du tragique donne ainsi une profondeur 脿 ses p茅rip茅ties en d茅calage avec la bont茅 na茂ve qu鈥檌ncarne le narrateur coh茅nien dans les romans comme dans les r茅cits autobiographiques.

Conclusion : le roman comme r茅servoir 脿 contradictions :

脌 la lumi猫re de notre analyse de l鈥檈nsemble de l鈥櫯搖vre de Cohen, sa vision du roman ne semble pouvoir 锚tre formul茅e qu鈥櫭 travers une dynamique paradoxale entre le d茅sir de faire de la litt茅rature le porte-parole de certaines id茅es et une estime pour un genre litt茅raire qui laisse une certaine libert茅 interpr茅tative au lecteur. S鈥檌l est difficile de d茅gager une vision claire du roman des affirmations 茅parses de Cohen, sa pratique du roman fait de ce genre litt茅raire un espace de pens茅e favorable aux confrontations d鈥檌d茅aux multiples et peut-锚tre m锚me contradictoires. L鈥檜nivers romanesque de Solal et les Solal ne pr茅sente pas seulement une vision nuanc茅e de la r茅alit茅 des personnages : il r茅siste 脿 une lecture unificatrice qui r茅concilierait son p么le comique et son p么le tragique, les illusions des protagonistes et leur lucidit茅, ou encore une critique de l鈥檃mour-passion au r茅cit lyrique des amours de Solal. Les romans de la t茅tralogie se pr茅sentent au lecteur sous le signe d鈥檜ne incoh茅rence assum茅e. C鈥檈st ce qu鈥檌llustre l鈥檃bsence d鈥檜n 茅quivalent au Temps retrouv茅 脿 la fin du cycle coh茅nien, qui ne semble pas tout 猫 fait arriver 脿 une conclusion. Et c鈥檈st peut-锚tre dans cette impression que rien n鈥檃 v茅ritablement 茅t茅 芦鈥塺etrouv茅鈥壜 脿 la fin des aventures de Solal que se situe la singularit茅 de l鈥櫯搖vre coh茅nienne.


[1] Cette affirmation provient d鈥檜ne discussion entre Albert Cohen et Paul-Henri Spaak, o霉 ce dernier convainc Cohen de ne pas abandonner son activit茅 litt茅raire pour devenir ambassadeur en Isra毛l. Cette discussion est rapport茅e par Jacques Chancel dans Albert Cohen. Radioscopie de Jacques Chancel, Paris, 脡ditions du Rocher, 1999 [1980], p.64.

[2] Dans le contexte d鈥檈ntrevues, Albert Cohen ne fait qu鈥櫭﹏um茅rer des romanciers qui l鈥檕nt marqu茅 sans donner plus de d茅tails : 芦鈥塖tendhal. Oui Stendhal. Et puis les Russes. Et puis Dickens, cet imb茅cile de g茅nie.鈥壜 Voir 芦鈥堿lbert Cohen鈥壜, Semaine litt茅raire, T茅l茅vision suisse normande, 21 mai 1969.

[3] D茅莽u 脿 la lecture de la correspondance entre Proust et Madame de Noailles, Cohen a veill茅 脿 la destruction de ses manuscrits et d鈥檜ne majorit茅 de sa correspondance. De plus, il donne des r茅ponses laconiques et 茅vasives aux questions sur la litt茅rature qui lui sont pos茅es dans le cadre d鈥檈ntrevues : racontant des souvenirs d鈥檈nfance ou d茅crivant son rapport 脿 la jud茅it茅, l鈥檃uteur de Belle du Seigneur 茅vite de s鈥檃ttarder sur la signification de ses romans (rel茅guant ce travail 脿 la critique), refuse de commenter la litt茅rature de son 茅poque ou de d茅velopper au sujet de ses go没ts litt茅raires.

[4] Malgr茅 le laps de temps entre la parution du premier tome en 1930 et du dernier en 1969, la critique s鈥檈ntend pour dire que la version finale de Belle du Seigneur et des Valeureux provient principalement du manuscrit r茅dig茅 par Albert Cohen avant sa fuite en Angleterre durant la Deuxi猫me Guerre mondiale. Mathieu B茅lisle remarque que ce brouillage temporel explique en partie la 芦鈥塺茅ception probl茅matique鈥壜 des romans de Cohen, qui ont 茅t茅 red茅couverts lorsque Belle du Seigneur [1968] a 茅t茅 publi茅 et a remport茅 le prix de l鈥橝cad茅mie fran莽aise, m锚me si son 艙uvre romanesque a 茅t茅 pens茅e au tournant des ann茅es 1930. Voir Mathieu B茅lisle, Le dr么le de roman. Rire et imaginaire dans les 艙uvres de Marcel Aym茅, Albert Cohen et Raymond Queneau, Montr茅al, Les Presses de l鈥橴niversit茅 de Montr茅al, coll. 芦鈥塃space litt茅raire鈥壜.

[5] Les deux derniers tomes de la t茅tralogie constituaient initialement un seul roman. Consid茅rant que Belle du Seigneur vient en dernier selon la chronologie de la narration, nous y r茅f茅rerons comme le dernier tome du cycle.

[6] Cette lecture de l鈥櫯搖vre de Cohen nous provient des travaux de Schaffner. Voir Alain Schaffner, 芦鈥塋e romanesque dans les romans d鈥橝lbert Cohen鈥壜, dans Alain Schaffner et Philippe Zard (dir.), Albert Cohen dans son si猫cle, Paris, Le Manuscrit, 2005, p. 355-374.

[7] Si cette th猫se revient dans la majorit茅 des travaux de ce critique, elle est principalement d茅velopp茅e dans son ouvrage Le Go没t de l鈥檃bsolu. L鈥檈njeu sacr茅 de la litt茅rature dans l鈥櫯搖vre d鈥橝lbert Cohen, Paris, Honor茅 Champion, 1999.

[8] Albert Cohen, 脭 vous, fr猫res humains, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塮olio鈥壜, 1972, p.14.

[9] Idem, p.78.

[10] Idem, p. 177.

[11] Idem, p. 15.

[12] Idem.

[13] Idem, p. 61-63.

[14] Albert Cohen, Carnets 1978, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塮olio鈥壜, 1978, p. 166.

[15] Albert Cohen, 脭 vous, fr猫res humains, Ibid., p. 138.

[16] Voir Albert Cohen, Le livre de ma m猫re, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塮olio鈥壜, 1954, p. 47. Mentionnons au passage que cette sc猫ne rappelle le premier s茅jour 脿 Balbec de Marcel et de sa grand-m猫re dans 脌 l鈥檕mbre des jeunes filles en fleurs. Ne connaissant personne qui pourrait les introduire 脿 la vie de l鈥檋么tel, Marcel s鈥檃ccommode plus difficilement que sa grand-m猫re de cet anonymat forc茅, qui l鈥檈mp锚che notamment d鈥檈ntrer dans les bonnes gr芒ces de Mlle Stermaria. Voir Marcel Proust, 脌 l鈥檕mbre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塓uarto鈥壜, 1999, [1918] p. 541.

[17] 芦鈥塋e lendemain, elle lui proposa de descendre d茅jeuner en bas, au restaurant, 脿 titre exceptionnel, bien entendu, c鈥櫭﹖ait tellement plus agr茅able de prendre les repas chez eux, mais pour une fois ce serait amusant de voir ces t锚tes bourgeoises, comme si on 茅tait au th茅芒tre, en somme. Ils descendirent gaiement en se tenant le bras.

脌 table, elle commenta ironiquement les physionomies, supputa les professions et les caract猫res. Elle 茅tait fi猫re de son Sol, si 茅l茅gant, si diff茅rent de ces mangeurs, fiers des regards de leurs affreuses 茅pouses.鈥壜 Voir Albert Cohen, Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塓uarto鈥壜, 2018 [1968], p. 1418.

[18] Albert Cohen, Carnets 1978, p. 13-14.

[19] Idem, p. 156.

[20] Idem, p. 88.

[21] Cohen utilise cette expression pour d茅crire sa m猫re dans 芦Albert Cohen鈥壜, entrevue avec Franck Jotterand r茅alis茅 par Andr茅 Gazut, T茅l茅vision suisse normande, 1er janvier 1974, 1 min 22.

[22] Albert Cohen, Le livre de ma m猫re, Ibid., p. 70.

[23] Albert Cohen, Carnets 1978, Ibid., p. 18.

[24] Idem, p. 18.

[25] Idem, p. 81.

[26]Albert Cohen, Salut 脿 la Russie, Paris, Les 茅ditions du pr茅au des collines, 2003 [1942], p.33.

[27] Idem, p. 33.

[28] Idem, p. 37.

[29] Idem, p. 38.

[30] Idem, p. 34.

[31] C鈥檈st du moins ce qu鈥橝lbert Cohen raconte en entrevue : 芦鈥塎on seul coup de foudre jamais 茅prouv茅 pour un 茅crivain, du plus loin que je me souvienne, remonte 脿 l鈥檃nn茅e 1920 ou 1921. C鈥櫭﹖ait au Caire. Je suis entr茅e dans une librairie, j鈥檃i pris un livre. Sur sa couverture, un nom que je ne connaissais pas... J鈥檃i commenc茅 脿 lire et, au bout d鈥檜ne heure, le libraire est venu m鈥檃pporter une chaise. Je lisais sans pouvoir m鈥檌nterrompre et m锚me en n茅gligeant la chaise. J鈥檃i lu Marcel Proust, debout. Ce fut un coup de c艙ur formidable鈥! Et dire qu鈥橝ndr茅 Gide l鈥檃 refus茅鈥!鈥壜 Voir Jacques Chancel, op. cit., p. 122.

[32] Albert Cohen, Le livre de ma m猫re, Ibid., p. 146.

[33] Albert Cohen, Carnets 1978, Ibid., p. 54.

[34]Jacques Chancel, op. cit., p. 89.

[35]Albert Cohen, Solal, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塓uarto鈥壜, 2018 [1930], p. 140.

[36] Idem, p. 154.

[37] Idem, p. 319.

[38] Albert Cohen, Belle du Seigneur, Ibid., p. 1239.

[39] 芦鈥塋es d茅buts d鈥橝lbert Cohen鈥壜, entrevue avec Franck Jotterand r茅alis茅 par Andr茅 Gazut, T茅l茅vision suisse normande, 1er janvier 1970, 3 mins 04.

[40] Ce propos est rapport茅 dans G茅rald Valbert, Albert Cohen ou le pouvoir de vie, Paris, 脡dition L鈥橝ge d鈥橦omme, 1990, p. 53.

[41] Albert Cohen, Belle du Seigneur, Ibid., p. 1196.

[42] Idem.

[43] Idem, p. 1188.

Bibliographie

Ouvrages cit茅s

uvres d'Albert Cohen :听

Solal et les Solal, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塓uarto鈥壜, 2018 [1930-1969].

Salut 脿 la Russie, Paris, Les 茅ditions du pr茅au des collines, 2003 [1942].

Le livre de ma m猫re, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塮olio鈥壜, 1954.

脭 vous, fr猫res humains, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塮olio鈥壜, 1972.

Carnets 1978, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塮olio鈥壜, 1978.

Entrevues de Cohen :

芦鈥塁ohen et l鈥櫭ヽriture鈥壜, entretien avec Benjamin Romieux, T茅l茅vision suisse normande, Suisse, 9 juillet 1954.

芦鈥堿lbert Cohen鈥壜, Semaine litt茅raire, T茅l茅vision suisse normande, 21 mai 1969.

芦鈥塋es d茅buts d鈥橝lbert Cohen鈥壜, entretien avec Franck Jotterand r茅alis茅 par Andr茅 Gazut, T茅l茅vision suisse normande, 1er janvier 1970.

Albert Cohen鈥壜, entretien avec Franck Jotterand r茅alis茅 par Andr茅 Gazut, T茅l茅vision suisse normande, 1er janvier 1974.

芦鈥塃ntretien avec Albert Cohen鈥壜, entrevue avec Bernard Pivot, Apostrophes, 23 d茅cembre 1977.

芦鈥塁arnets 1978鈥壜, entrevue avec Catherine Charbon T茅l茅vision Suisse normande, 10 juin 1979.

Jacques Chancel, Albert Cohen. Radioscopie de Jacques Chancel, Paris, 脡ditions du Rocher, 1999 [1980].

Autres ouvrages consult茅s :

B茅lisle, Mathieu, Le dr么le de roman. Rire et imaginaire dans les 艙uvres de Marcel Aym茅, Albert Cohen et Raymond Queneau, Montr茅al, Les Presses de l鈥橴niversit茅 de Montr茅al, coll. 芦鈥塃space litt茅raire鈥壜.

Proust, Marcel,听脌 l鈥檕mbre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塓uarto鈥壜, 1999 [1918].

Schaffner, Alain, Le Go没t de l鈥檃bsolu. L鈥檈njeu sacr茅 de la litt茅rature dans l鈥櫯搖vre d鈥橝lbert Cohen, Paris, Honor茅 Champion, 1999.

Schaffner, Alain, 芦鈥塋e romanesque dans les romans d鈥橝lbert Cohen鈥壜, dans Alain Schaffner et Philippe Zard (dir.), Albert Cohen dans son si猫cle, Paris, Le Manuscrit, 2005, p. 355-374.

Valbert, G茅rard, Albert Cohen ou le pouvoir de vie, Paris, 脡dition L鈥櫭e d鈥橦omme, 1990.

Valbert, G茅rard, Conversations avec Albert Cohen, Lausanne, L鈥橝ge d鈥橦omme, coll. 芦鈥塒oche suisse鈥壜 2006.

Citations

Albert Cohen, 脭 vous, fr猫res humains, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塮olio鈥壜, 1972.

Avant que tout impassible sur mon lit de mort je sois, indiff茅rent m锚me aux sanglots de celle que j鈥檃i tant aim茅e, avant donc que tout silencieux et gourm茅 je sois, il faut que j鈥櫭ヽrive un livre utile, court ou long, on verra bien, et assez de romans. (14)

Albert Cohen, Carnets 1978, Paris, Gallimard, coll. 芦鈥塮olio鈥壜, 1978.

Et pourquoi ne redirais-je pas ce qui m鈥檌mporte鈥? Je ne me pr茅occupe pas d鈥檃rt, ni de sobri茅t茅, ni d鈥櫭﹍茅gance. Je ne me pr茅occupe que de ma v茅rit茅, de cette v茅rit茅 pr茅cieuse, toujours la m锚me, toujours nouvelle en mon c艙ur et digne d鈥櫭猼re dite et redite. Et ce qui m鈥檌mporte, ce qui est vrai et capital, pourquoi ne pas inlassablement le redire鈥? Ainsi, redis-je, ainsi ont fait mes proph猫tes, saints ressasseurs. (166)

Albert Cohen, Salut 脿 la Russie, Paris, Les 茅ditions du pr茅au des collines, 2003 [1942].

Les 茅crivains se sont engag茅s. Ils font la guerre. Ils travaillent sur commande et c鈥檈st non un abaissement mais une saintet茅 et un sacrifice. Sur commande de la patrie. Afinogenov, Ivanov, Soloviev, Ehrenbourg et tous leurs fr猫res en ont marre de l鈥檃mour, des fleurs saintes, de ciels clairs, des jeunes filles. Les 艙uvres nuanc茅es, les 茅tudes de l鈥櫭e humaine sont maintenant un p茅ch茅. Crache dessus, fr猫re, puis chante la guerre. Les 茅crivains russes, et c鈥檈st leur gloire, ne veulent plus 锚tre que des fabricants de munitions, des fournisseurs de guerre, des chauffeurs de sang. Ils livrent du courage et de la foi. L鈥檈ncre encore fra卯che, la marchandise d鈥檋茅ro茂sme est embarqu茅e et livr茅e au front. Certains des 茅crits que j鈥檃i lus sont gauches, mal 茅quarris. Ils n鈥檕nt pas besoin d鈥櫭猼re beaux. Crache sur la beaut茅, fr猫re. Elle est une alli茅e d鈥橦itler. 脡crites 脿 la h芒te dans une gare ou sous un bombardement ou dans un train, 茅crites dans un grand 茅lan d鈥櫭﹎oi, certaines de ces 艙uvres sont mal venues, grandiloquentes, faibles, conventionnelles quoique sinc猫res ou peut-锚tre parce que trop passionn茅ment sinc猫res. C鈥檈st pas bon, c鈥檈st faux, c鈥檈st rat茅, 莽a pullule de grands mots, 莽a boite, c鈥檈st 茅chevel茅, 莽a a de la flamme, c鈥檈st sublime. Ces 艙uvres ont une mission. Rudimentaires et bourr茅e de clich茅s, elles apportent de la haine et de l鈥檃mour, fabriquent de l鈥檋茅ro茂sme. En aidant 脿 remporter la victoire et la libert茅 des 艙uvres de demain, elles auront bien m茅rit茅 de l鈥檃rt. Les 茅crivains russes sont h茅ro茂ques et tout jeunes. Il faut de l鈥檋茅ro茂sme et du sacrifice pour accepter d鈥櫭ヽrire sur commande des m茅diocrit茅s en flamm茅es. Il faut de la jeunesse 鈥 et une grande seigneurie 鈥 pour ne pas craindre d鈥櫭猼re b锚te et pour ressentir avec tant de force des sentiments us茅s. Saint app茅tit de l鈥檈nfant qui trouve du go没t aux mets simples et dont l鈥櫭e est assez opulente pour merveilleusement transfigurer et enrichir des pauvret茅s. Plus besoin d鈥檃rt et de grande litt茅rature. Nous avons plus beau 脿 contempler que de grands livres et c鈥檈st le temps pr茅sent qui est un roman de formidable beaut茅 o霉 s鈥檈ntre-choquent des mythes, gigantesques dieux, o霉 les hommes montrent combien ils peuvent supporter pour sauver de grandes id茅es ch茅ries. Vouloir 茅chapper au temps pr茅sent 鈥 par la musique ou les livres ou d鈥檃utres diableries 鈥 c鈥檈st signe de s茅cheresse, de petit temp茅rament ou d鈥檌nsuffisance haine du mal fasciste. Quel changement en nous. Depuis un an ou deux, les grandes 艙uvres litt茅raires nous sont antipathiques qui nous refl猫tent les pr茅occupations d鈥檕isifs se gargarisant de beaut茅 ou de nobles 茅mois en fun de compte sexuel ou de chers probl猫mes personnels.

La grande litt茅rature ne nous sert maintenant de rien. La grande litt茅rature est r茅form茅e, inapte au service militaire. Les 茅crivains russes l鈥檕nt compris. C鈥檈st leur honneur. Ils ne font plus que de l鈥檜tile. Ils servent la cause de l鈥檋omme humain en guerre. Et c鈥檈st mieux que de servir la v茅rit茅 dont je ne sais o霉 elle est ou la beaut茅 dont je ne sais que trop de quoi elle proc猫de.

M茅diocrit茅s, ai-je dit. Non, efficience. C鈥檈st l鈥檌mmense et simple fretin qui fait la guerre. C鈥檈st 脿 lui que les 茅gards et les soins sont dus. C鈥檈st 脿 lui seul que les 茅crivains russes s鈥檃dressent. Seuls les grands sentiments, trombones et tams-tams, font battre le c艙ur de l鈥檌mmense fretin qui est un enfant. Honneur aux 茅crivains russes qui savent ceindre de force le soldat et le casquer de col猫re. Ils ne lui donnent pas d鈥檃mples 艙uvres riches pleines de nature et de diversit茅, rieuses et d鈥檃rri猫re-go没t m茅lancolique, mais de petites pi猫ces h茅ro茂ques, de petits contes exaltants qui semblent sortir d鈥檜n journal pour enfants et avoir 茅t茅 茅crits par de petits gar莽ons purs qu鈥檈nthousiasment les mots h茅ro茂ques, qui n鈥檕nt nul sens du ridicule et qui, sans nuances, d茅crivent des Allemands tous odieux et des Russes tout ravissants. (H茅, je sais bien que ce n鈥檈st pas vrai et l鈥櫭ヽrivain russe aussi. Mais une seule chose est n茅cessaire 鈥 脿 laquelle il faut tout sacrifier et m锚me le tr茅sor personnel de probit茅 artistique.) Eh va donc, ils te lui ass猫nent, sur le cr芒ne du soldat, de l鈥檕uvrier et du paysan, les plus rudimentaires clich茅s 茅motifs. Ce n鈥檈st plus le temps de vraies et de mordor茅es jeunes filles en passion, v锚tues de musique et d鈥檃ttente. Vive le son du canon. C鈥檈st la guerre et une seule chose est n茅cessaire. C鈥檈st la guerre et c鈥檈st le temps pour l鈥櫭ヽrivain de ne plus faire le surfin. C鈥檈st le temps de d茅crire (avec peut-锚tre au c艙ur quelque secr猫te honte mais aussi avec le sentiment du devoir accompli, du devoir militaire envers la patrie, du devoir de bont茅 envers les humbles) une jeune communiste h茅ro茂que, toute en bois, sublime comme un guignol ou comme une h茅ro茂ne de la trag茅die grecque.

Et cette jeune communiste devra, non avoir des intermittences du c艙ur parfaitement inutiles 脿 la guerre, mais un h茅ro茂sme d鈥檜ne seule coul茅e brute. Elle devra, comme dans un de ces contes envoy茅s au front russe et que je viens de lire avec une consid茅ration sans doute sinc猫re, demander 脿 mourir les yeux ouverts, sa carte du parti contre le c艙ur. Et, lorsque les abominables soldats fascistes l鈥檃uront mises en joue, elle devra trouver le temps de crier tout au long : Vive l鈥橴nion des R茅publiques Socialistes Sovi茅tiques de Russie et en avant sous l鈥櫭﹖endard victorieux de L茅nine鈥! Un Proust russe ne donnerait nullement aux soldats russes l鈥檈nvie de mourir pour leur patrie. Au mieux, le soldat russe d鈥檃ssi茅rait contre un arbre et se mettrait 脿 lire, oubliant son bataillon. C鈥檈st de mannequins sublimes que le soldat a faim. Et les 茅crivains russes les lui donnent avec une g茅n茅rosit茅 qui honneur 脿 leur temp茅rament et 脿 leur patriotisme. Tous ces personnages de petites pi猫ces russes s鈥檈xaltent et gueulent que c鈥檈st un plaisir. 芦鈥塏ous 茅gorgerons la truie fasciste鈥! En avant, pour la patrie, pour la libert茅, pour l鈥檋onneur, hourrah鈥!鈥壜 Et ils me rappellent le saint amphigouri d鈥檜ne autre grande p茅riode nationale, les sublimes d茅clamations de la R茅volution fran莽aise et des comit茅s du salut public.

Soyons na茂fs, 脿 la russe. Et r锚vons que dans tous les pays libres en guerre, les 茅crivains s鈥檃ssemblent et, apr猫s des embrassades qu鈥檌ls sont assez jeunes pour ne pas trouver ridicules, pr锚tent serment de ne plus penser qu鈥櫭 la guerre, de ne plus sentir que la guerre. Une seule chose est n茅cessaire, crie l鈥檜n d鈥檈ux 脿 la tribune, et c鈥檈st de contribuer 脿 d茅truire, par l鈥檈nthousiasme que nous susciterons, l鈥檃ttirante et dangereuse b锚te qui r么de, dangereuse non point tant parce qu鈥檈lle veut s鈥檈mparer de nos terres et nous asservir mais parce qu鈥檈lle veut aussi nos 芒mes humaines et nous rendre pareils 脿 elle. Donc 脿 la guerre, fr猫res 茅crivains鈥! Ainsi parle cet absurde 茅crivain.

Un r锚ve na茂f 茅videmment. (33-39)

芦鈥塁ohen et l鈥櫭ヽriture鈥壜, entretien avec Benjamin Romieux, T茅l茅vision suisse normande, Suisse, 9 juillet 1954.

[Question : Ces personnages, dites-moi, sont-ils pures inventions de votre esprit cr茅ateur ou bien alors la projection de mod猫les vivants鈥?]

Ce sont des inventions, 茅videmment. Seulement, il faut que ces inventions aient un point de d茅part dans le r茅el. Un 茅crivain qui ne part pas de la r茅alit茅, un 茅crivain qui ne se nourrit pas des sucs de la vie, et qui ne s鈥檌nspire pas des contacts heureux ou des contacts douloureux qu鈥檌l a pu avoir avec ses fr猫res humains鈥 Eh bien cet 茅crivain ne peut donner naissance qu鈥櫭 des fant么mes, 脿 des 锚tres lymphatiques, 脿 des 锚tres qui sont des pr茅noms, des pr茅noms qui flottent dans le livre comme des poissons crev茅s. Des pr茅noms et non des 锚tres de chair et de sang. On peut dire en somme que voyez-vous la r茅alit茅 donne 脿 l鈥櫭ヽrivain les graines. Des graines qui peuvent 锚tre minuscules d鈥檃illeurs, qui peuvent 锚tre insignifiantes. Ces graines, 莽a peut 锚tre tout simplement un geste aper莽u dans la rue, un sourire, le sourire d鈥檜ne femme, la r茅flexion d鈥檜n inconnu.

Mais alors de ces graines apport茅es par le hasard, le temp茅rament de l鈥櫭ヽrivain peut accomplir un miracle : de ces graines il peut faire des arbres, de ces graines il peut faire des for锚ts. Voyez-vous, Dosto茂evski, eh bien je suis s没r qu鈥檌l a rencontr茅 un Raskolnikov, mais un commencement de Raskolnikov. Dans la vie r茅elle, je suis s没r que Tolsto茂 a rencontr茅 une petite 茅bauche d鈥橝nna Kar茅nine, un pauvre petit essai d鈥橝nna Kar茅nine. Mais Tolsto茂, cette femme qu鈥檌l a rencontr茅e, eh bien il en a fait quelque chose de plus vrai qu鈥檈lle-m锚me, de plus complet qu鈥檈lle-m锚me, de plus vivant qu鈥檈lle-m锚me. Il en a fait la vraie Anna Kar茅nine, l鈥檜niverselle. [1 mins 49 脿 4 mins 13]

[Question : Que repr茅sente-t-il [Mangeclous] exactement pour vous鈥?]

Monsieur Romieux, je suis tout 脿 fait d茅sol茅 de vous d茅cevoir. Ce qu鈥檌l repr茅sente pour moi, j鈥檈n sais rien du tout. Je me suis content茅 de le faire. Je ne me suis jamais demand茅 ce qu鈥檌l repr茅sentait. 脟a c鈥檈st l鈥檃ffaire des critiques. D鈥檃illeurs, vraiment, je crois qu鈥檌l n鈥檈st pas bon qu鈥檜n romancier soit lucide. Je crois qu鈥檌l n鈥檈st pas bon qu鈥檌l sache exactement ce qu鈥檌l veut faire, ce qu鈥檌l va faire. Je crois qu鈥檌l n鈥檈st pas bon qu鈥檌l comprenne ce qu鈥檌l fait. Je crois que l鈥檌ntelligence st茅rilise. Je crois que la pr茅m茅ditation st茅rilise. Je pourrais vous citer des exemples illustres de st茅rilisations par l鈥檌ntelligence. Je crois que, en mati猫re de roman, on ne fait bien que ce qu鈥檕n fait avec quelque chose de myst茅rieux, quelque chose que j鈥檃ppellerai vaguement les parties obscures de l鈥櫭e, que j鈥檃ppellerai nos n茅buleuses affectives, notre magma 茅motionnel. [5 mins 36 脿 6 mins 52]

鈥塋es d茅buts d鈥橝lbert Cohen鈥壜, entretien avec Franck Jotterand r茅alis茅 par Andr茅 Gazut, T茅l茅vision suisse normande, 1er janvier 1970.

Vous me faites peur quand vous parlez de pr茅m茅diter, de constructions et de plans. Je n鈥檈n sais rien moi. Je ne sais pas, je suis le contraire de ces 茅crivains qui pr茅m茅ditent, qui savent ce qu鈥檌ls veulent faire. Moi je n鈥檈n sais rien. Et je ne sais pas si je saurai vous expliquer m锚me parce qu鈥檈n abstraction, je suis un infirme. J鈥檃dmire les 茅crivains que j鈥櫭ヽoute 脿 la t茅l茅vision et qui savent si bien dire ce qu鈥檌ls ont fait, pourquoi ils l鈥檕nt fait, qui sont d鈥檃dmirables commentateurs de leur 艙uvre. Et vraiment, quand je dis que j鈥檃dmire, je suis sinc猫re. J鈥檃dmire parce que je sais que moi 脿 leur place je ne saurais absolument pas expliquer. Alors il se passe ceci que certains 茅crivains que je vois et que j鈥檈ntends 脿 la t茅l茅vision apr猫s les avoir admir茅s un temps comme commentateur de leur 艙uvre, je me pr茅cipite sur le roman qu鈥檌ls ont 茅crit et je me dis quelle merveille 莽a va 锚tre. Et en r茅alit茅, le roman que je lis est tellement moins bien que le commentaire qu鈥檌ls en ont fait. Le plus souvent, il est pourri d鈥檌ntelligence, st茅rilis茅 d鈥檌ntelligence, plus sec que caroube. Et maigre et squelettique. Or moi, j鈥檃ime les romans gras, gras de cette graisse humaine qui est l鈥檃mour pour les personnages.

Oui alors, j鈥檈n reviens 脿 ce que vous m鈥檃vez demand茅, donc pr茅m茅dit茅, mais non je ne pr茅m茅dite rien du tout. Moi, on pourrait dire que je dors mes livres, que je les dors, que je les r锚ve, n鈥檈st-ce pas. Eh bien, vous me direz mais c鈥檈st impossible eh bien je vous dirai vous-m锚me, quand vous r锚vez, il vous arrive peut-锚tre de r锚ver 脿 une jeune fille qui tout d鈥檜n coup appara卯t et vous donne la main et que ensuite, au cours de ce m锚me r锚ve absurde et obligatoire et鈥 comment dirais-je鈥 impos茅, surgit une vieille f茅e carabosse, une vieille femme. Eh bien ce r锚ve vous y croyez absolument, 脿 cette femme, il y a une raison 脿 ce r锚ve que vous avez fait n鈥檈st-ce pas. Mais si je vous demande les raisons de ce r锚ve vous n鈥檈n savez rien, et pourtant il s鈥檈st impos茅 脿 vous. Eh bien de la m锚me mani猫re tel ou tel 茅v茅nement, tel ou tel personnage s鈥檌mposent 脿 moi sans que je sache pourquoi. Tous mes livres sont des livres r锚v茅s, mais des livres r锚v茅s 茅veill茅s. [3 mins 04 脿 5 mins 50]

Jacques Chancel, Albert Cohen. Radioscopie de Jacques Chancel, Paris, 脡ditions du Rocher, 1999 [1980].

芦鈥堿pr猫s 鈥渓e camelot鈥, j鈥檃i pris la d茅cision de ne plus sortir de chez moi. Je me suis clo卯tr茅 dans ma chambre en me disant : ici est ma petite France. J鈥櫭﹖ais entour茅 de livres de romanciers fran莽ais 鈥 des Zola, un Louis Boussenard, illustre inconnu qui a 茅crit des r茅cits de voyages pour enfants鈥︹壜 (33)

芦鈥塉鈥檃i d鈥檃illeurs gard茅 un souvenir assez triste de cette aventure [celle de la mise en sc猫ne de 脡z茅chiel, sa seule pi猫ce th茅芒tre]. Dans le roman, on est ma卯tre 脿 bord, tandis qu鈥檃u th茅芒tre, on d茅pend trop des acteurs. Je n鈥櫭ヽrirai plus jamais de pi猫ces鈥︹壜 (50)

芦鈥塃lle [Bella Cohen] a refait Belle du Seigneur quatre fois, savez-vous鈥? Quatre fois, elle a retap茅 le manuscrit, et chaque fois qu鈥檈lle me le rendait, j鈥檃joutais, j鈥檃joutais鈥! 鈥 Mon id茅al 鈥 j鈥檃i un peu honte de le reconna卯tre 鈥 aurait 茅t茅 de continuer 脿 en remettre, et encore en remettre, jusqu鈥檃u bout de la vie鈥! Au final, nous aurions eu le livre de toute l鈥檋umanit茅鈥!鈥壜 (53)

芦鈥塉鈥檈n ai parl茅 脿 Paul-Henri Spaak, qui venait souvent chez nous : 鈥淒ites-moi ce qu鈥檌l faut que je fasse. Je serai ambassadeur si vous m鈥檃ssurez que ce poste est int茅ressant.鈥 Spaak m鈥檃 fait cette r茅ponse : 鈥溍塩outez, pourquoi diable allez-vous, aujourd鈥檋ui, vous bourrer le cr芒ne d鈥檋茅breu鈥? Il est beaucoup trop tard鈥! Vous 锚tes un ma卯tre en langue fran莽aise, d茅sormais. Votre 艙uvre tr么ne dans la for锚t fran莽aise, tel un arbre de Jud茅e鈥! D鈥檃utre part, avec tous ces 茅tats en formation, nous aurons de quantit茅s d鈥檃mbassadeurs 脿 travers le monde鈥! Or, il n鈥檡 a qu鈥檜n seul Albert Cohen. Eh bien, soyez le seul Albert Cohen et restez donc sagement 脿 votre place鈥︹ J鈥檃i suivi son conseil.鈥壜 (65)

芦鈥塖i je vous disais ce que je pense vraiment des 茅crivains, je me ferais huer鈥! Le 鈥渃hichi鈥 incroyable, par exemple, fait autour d鈥橝ndr茅 Gide que je consid猫re comme un 茅crivain mineur, me stup茅fie. Je n鈥檃i jamais pu comprendre qu鈥檌l soit encens茅, tel un roi de la litt茅rature fran莽aise鈥! C鈥檈st un pauvre petit 茅crivain, plein de lui 鈥 entre autres parce qu鈥檌l 茅tait riche et qu鈥檌l pouvait faire ce qu鈥檌l voulait鈥! Une litt茅rature de rien du tout, lamentable鈥! Je pr茅f猫re Dickens de loin鈥! Bien s没r, il y a Proust, la concierge de g茅nie, mais enfin, qui d鈥檃utre鈥? C茅line, peut-锚tre鈥? Je l鈥檌gnore car je n鈥檃i jamais rien lu de lui. D鈥檃illeurs, je ne lis pratiquement plus personne, 莽a ne m鈥檌nt茅resse pas.鈥壜 (67)

芦 [Question : 鈥淚gnobles romanciers, 茅crivez-vous, bande de menteurs qui embellissent la passion et donnent l鈥檈nvie aux idiots et aux idiotes鈥!鈥 Pourquoi leur faire ce proc猫s鈥?]

Parce que aucun d鈥檈ux ne dit jamais la r茅alit茅鈥! Est-ce qu鈥檜ne fois, Tolsto茂 nous a annonc茅 qu鈥橝nna Kar茅nine 茅tait constip茅e鈥? Jamais鈥! Or, j鈥檃ffirme qu鈥檈lle l鈥檃 茅t茅 et qu鈥檈lle a d没 prendre de l鈥檋uile de ricin鈥 Qu鈥檈lle a eu aussi des ennuis intra-ut茅rins. On ne dit jamais tout 莽a鈥! Je vais proposer qu鈥檕n 茅crive sur les murs de m茅tro, et m锚me partout ailleurs, que 鈥渓es amants vont aux cabinets鈥!鈥 Au lieu de 鈥淒ubo, Dubon, Dubonnet鈥, on lira aussi qu鈥檌ls 鈥渙nt quelquefois la diarrh茅e鈥濃!

Le sentiment amoureux vu par la plupart des romanciers est un monde faux, un monde de com茅die. Il est possible qu鈥橝nna Kar茅nine ait eu des flatulences, qu鈥檈lle s鈥檈st efforc茅e de d茅guiser du mieux qu鈥檈lle a pu 鈥 en parlant fort, en essayant de couvrir le bruit. Ceci est vrai鈥!

[Commentaire : Vous avez voulu faire le contre-roman de l鈥檃mour-passion.]

Absolument鈥! Je suis en r茅alit茅 le vertueux fils de proph猫te qui a voulu montrer 脿 quel point la bestialit茅 r猫gne en amour.

[Commentaire : Tout le monde prend pourtant Solal pour un formidable roman d鈥檃mour.]

C鈥檈st un pamphlet passionn茅 contre la passion鈥!鈥壜 (88-89)

芦鈥塠Commentaire : Vous n鈥檃vez pas toujours 茅t茅 tendre avec les po猫tes. Je vous cite : 鈥淚ls ont de sentiments courts, et c鈥檈st pour 莽a qu鈥檌ls vont 脿 la ligne鈥︹ Je suppose que vous ne pensez qu鈥櫭 un certain type de po猫tes. Mais diriez-vous cela de Val茅ry, Paul Claudel, Saint-John Perse, et maintenez-vous ce propos dont je crois qu鈥檌l n鈥櫭﹖ait qu鈥檜ne boutade 鈥 car vous 锚tes un grand romancier, et je crois qu鈥檕n n鈥檈st pas un grand romancier sans 锚tre, au fond, un po猫te鈥

Vous avez bien raison de penser que cette boutade ne concernait qu鈥檜ne certaine sorte de po猫tes. Beaucoup de po茅sies ne me paraissent en effet relever que d鈥檜ne machinerie sans importance, non d茅pourvue souvent de vanit茅 un peu ridicule.鈥壜 (112)

芦鈥塉e pense, comme vous, que toute 艙uvre litt茅raire est une sorte de testament. Et je crois que, d鈥檜ne mani猫re ou d鈥檜ne autre, on pourrait d茅celer, dans chacun de mes livres, une part de ce testament. Mais peut-锚tre ai-je eu davantage conscience d鈥檈n r茅diger un pendant que j鈥櫭ヽrivais 脭 vous, fr猫res humains, ainsi que mes Carnets.鈥壜 (113)

芦鈥塁her Fran莽ois Nourissier, il me faut vous avouer que, depuis quelques ann茅es, je ne lis pratiquement plus jamais de romans. Je me tourne de plus en plus vers le documentaire et surtout les biographies. Toute vie humaine 鈥渧raie鈥 me passionne. [鈥

J鈥檃ime les m茅moires, les vies鈥 Le hasard fait que lorsque j鈥檕uvre un roman, son sort est vite r茅gl茅 : s鈥檌l est imprim茅 en gros caract猫res, avec un total de cent vingt-cinq pages, je n鈥檈n veux pas. Je suis peut-锚tre injuste, je rate peut-锚tre quelque chose de magnifique, mais je le rejette. Quand le texte est plus 茅pars, avec un dialogue suivi d鈥檜n blanc, puis d鈥檜ne description suivie d鈥檜n nouveau blanc, 莽a ne m鈥檌nt茅resse pas non plus, je vois tout de suite de quoi il s鈥檃git鈥 R茅cemment, j鈥檃i re莽u un roman dans lequel il 茅tait question d鈥檜ne Juive amoureuse d鈥檜n Arabe. Je l鈥檃i 茅cart茅 aussi, 莽a ne peut pas 锚tre bon.

Mon seul coup de foudre jamais 茅prouv茅 pour un 茅crivain, du plus loin que je me souvienne, remonte 脿 l鈥檃nn茅e 1920 ou 1921. C鈥櫭﹖ait au Caire. Je suis entr茅 dans une librairie, j鈥檃i pris un livre. Sur sa couverture, un nom que je ne connaissais pas鈥 J鈥檃i commenc茅 脿 lire et, au bout d鈥檜ne heure, le libraire est venu m鈥檃pporter une chaise. Je lisais sans pouvoir m鈥檌nterrompre et m锚me en n茅gligeant la chaise. J鈥檃i lu Marcel Proust, debout. Ce fut un coup de c艙ur formidable. Et dire qu鈥橝ndr茅 Gide l鈥檃 refus茅鈥!鈥壜 (121-122)

芦鈥塠Commentaire : Albert Cohen, je suis frapp茅, dans votre 艙uvre que j鈥檃dmire beaucoup, par l鈥檌mportance de la part autobiographique, m锚me lorsqu鈥檌l s鈥檃git de romans. J鈥檃imerais vous demander comment vous voyez, en tant que romancier, le travail de l鈥櫭ヽrivain sur les souvenirs personnels, sur le milieu natal, par exemple鈥 Comment la fiction, chez vous, utilise-t-elle la m茅moire鈥? Est-ce une sorte de n茅cessit茅 int茅rieure ou bien un choix d茅lib茅r茅, et pouvez-vous expliquer de quelle mani猫re vous passez de l鈥檃utobiographie au roman鈥?]

Il se trouve que je ne peux malheureusement rien expliquer. Tout se passe dans l鈥檕bscur chez moi 鈥 dans l鈥檌nconscient, je suppose鈥 S鈥檡 m锚lent, 脿 mon insu, m茅moire et fiction. Je n鈥櫭ヽris 茅videmment pas comme un m茅dium car je sais o霉 je veux aller, mais l鈥檈ssentiel m鈥檈st donn茅 par un myst猫re que je ne sais traduire.鈥壜 (123-124)

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