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脌 l'instar d'Albert Camus, Jean-Paul Sartre ne pose pas sur le roman et sur ses praticiens un regard de romancier, mais plut么t le regard d'un 茅crivain. Si le romancier 芦 s'efforce 脿 d茅voiler un aspect inconnu de l'existence 禄 (Kundera, p. 176), l'茅crivain inf茅ode quant 脿 lui les ressorts du roman 脿 l'expression de ses id茅es, qui auraient aussi bien pu 锚tre v茅hicul茅es par une pi猫ce de th茅芒tre ou par n'importe quel morceau de prose. La distinction entre l'茅crivain (dans le cas de Sartre, pourrait-on m锚me parler d'茅crivant, pour reprendre la terminologie barth茅sienne?) et le romancier est importante : elle est au coeur d'une probl茅matique sur l'importance des po茅tiques romanesques d'茅crivains du milieu du vingti猫me si猫cle tels que Malraux, Sartre et Camus. Doit-on 茅carter les r茅flexions de Sartre lorsque le critique litt茅raire c猫de le pas au philosophe existentialiste qui refuse le d茅terminisme des personnages de Mauriac? L'茅crivain Sartre, qui 芦 s'inscrit sur la carte spirituelle de son temps, de sa nation, sur celle de l'histoire des id茅es 禄 (Kundera, p. 177), est-il trop 芦 situ茅 禄? Couche-t-il le roman sur le lit de Procuste de la lutte des classes et des grands id茅aux marxistes de l'apr猫s-guerre? Certains propos p茅remptoires sur des romanciers (ex : Flaubert, le romancier bourgeois) et sur des courants litt茅raires (ex : le r茅alisme et le naturalisme brimant la libert茅 du personnage) nous inclinent 脿 le croire. C'est sans compter le r么le messianique qu'il conf猫re 脿 la litt茅rature et 脿 l'茅crivain : 芦 Notre r么le est trac茅 : en tant que la litt茅rature est n茅gativit茅, elle contestera l'ali茅nation du travail; en tant qu'elle est cr茅ation et d茅passement, elle pr茅sentera l'homme comme听action cr茅atrice, elle l'accompagnera dans son effort pour d茅passer son ali茅nation vers une situation meilleure. 禄 (Qu'est-ce que la litt茅rature?, p. 283)

Cet impossible ancrage de la po茅tique romanesque sartrienne r茅v猫le du m锚me coup 芦 l'emballement 禄 de l'Histoire ressenti par de nombreux intellectuels autour de 1930. Rappelons-nous les mots de Raymond Aron : 芦 脌 partir de 1930, lecteur 脿 l'Universit茅 de Cologne ou pensionnaire 脿 la maison acad茅mique de Berlin, je ressentais, presque physiquement, l'appel des anges historiques. History is again on the move, selon la formule d'Arnold Toynbee. 禄 (Aron, p. 20-21)听 Sartre 茅crit aussi : 芦 Ce d茅calage, nous l'avons senti bien avant de publier nos premiers livres, d猫s 1930. C'est vers cette 茅poque que la plupart des Fran莽ais ont d茅couvert avec stupeur leur historicit茅. 禄 (Qu'est-ce que la litt茅rature?,听p. 255-256) L'imp茅tuosit茅 (l'impossibilit茅 de se figer) de la po茅tique romanesque de Sartre constitue peut-锚tre son caract猫re sp茅culaire : elle refl猫terait l'emballement historique 鈥� l'absence de monde stable 鈥� avec lequel le romancier des ann茅es trente et quarante semble devoir composer (cf. citation 60). Sartre 茅crit : 芦 Apr猫s lui [Saint-Exup茅ry], apr猫s Hemingway, comment pourrions-nous songer 脿 d茅crire? Il faut que nous plongions les choses dans l'action : leur densit茅 d'锚tre se mesurera pour le lecteur 脿 la multiplicit茅 des relations pratiques qu'elles entretiendront avec les personnages. 禄 (Qu'est-ce que la litt茅rature?, p. 287)

Ouvrages cit茅s :

• Milan Kundera,听L'Art du roman, Paris, Gallimard, col. 芦 Folio 禄, 1986.
• Jean-Paul Sartre,听Qu'est-ce que la litt茅rature?, Paris, Gallimard, coll. 芦 Id茅es 禄, 1948.
• Raymond Aron,听De la condition historique du sociologue, Paris, Gallimard, 1971.

Qu'est-ce que la litt茅rature?,听Paris, Gallimard, coll. 芦 Id茅es 禄, 1948.

芦 鈥淪artoris鈥� par W. Faulkner 禄, dans听Critiques litt茅raires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. 芦 Folio essais 禄, 1947.

芦 脌 propos de John Dos Passos et de 鈥�1919鈥� 禄, dans听Critiques litt茅raires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. 芦 Folio essais 禄, 1947.

芦 鈥淟a Conspiration鈥� par Paul Nizan 禄, dans听Critiques litt茅raires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. 芦 Folio essais 禄, 1947.

芦 M. Fran莽ois Mauriac et la libert茅 禄, dans听Critiques litt茅raires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. 芦 Folio essais 禄, 1947.

芦 脌 propos de 鈥淟e Bruit et la fureur鈥� la temporalit茅 chez Faulkner 禄, dans听Critiques litt茅raires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. 芦 Folio essais 禄, 1947.

芦 Explication de 鈥淟'脡tranger鈥� 禄, dans听Critiques litt茅raires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. 芦 Folio essais 禄, 1947.

芦 Mais il est 茅l茅gant aujourd'hui de 鈥減arler peinture鈥� dans l'argot du musicien ou dans l'argot du musicien ou du litt茅rateur, et de 鈥減arler litt茅rature鈥� dans l'argot du peintre, comme s'il n'y avait, au fond, qu'un seul art qui s'exprim芒t indiff茅remment dans l'un ou l'autre de ces langages, 脿 la mani猫re de la substance spinoziste que chacun de ses attributs refl猫te ad茅quatement. Sans doute peut-on trouver, 脿 l'origine de toute vocation artistique, un certain choix indiff茅renci茅 que les circonstances, l'茅ducation et le contact avec le monde particulariseront seulement plus tard. Sans doute aussi les arts d'une m锚me 茅poque s'influencent mutuellement et sont conditionn茅s par les m锚mes facteurs sociaux. Mais ceux qui veulent faire voir l'absurdit茅 d'une th茅orie litt茅raire en montrant qu'elle est inapplicable 脿 la musique doivent prouver d'abord que les arts sont parall猫les. Or ce parall茅lisme n'existe pas. Ici, comme partout ce n'est pas seulement la forme qui diff茅rencie, mais aussi la mati猫re; et c'est une chose que de travailler sur des couleurs et des sons, c'en est une autre de s'exprimer par des mots. 禄 (p. 11-12)

芦 L'茅crivain peut vous guider et s'il vous d茅crit un taudis, y faire voir le symbole des injustices sociales, provoquer votre indignation. Le peintre est muet : il vous pr茅sente un taudis, c'est tout ; libre 脿 vous d'y voir ce que vous voulez. Cette mansarde ne sera jamais le symbole de la mis猫re ; il faudrait pour cela qu'elle f没t signe, alors qu'elle est chose. 禄听 (p. 15)

芦 L'茅crivain, au contraire, c'est aux significations qu'il a affaire. Encore faut-il distinguer : l'empire des signes, c'est la prose; la po茅sie est du c么t茅 de la peinture, de la sculpture, de la musique. 禄 (p. 16-17)

芦 La prose est utilitaire par essence ; je d茅finirais volontiers le prosateur comme un homme qui se sert des mots. 禄 (p. 26)

芦 La prose est d'abord une attitude d'esprit : il y a prose quand, pour parler comme Val茅ry, le mot passe 脿 travers notre regard comme le verre au travers du soleil. 禄 (p. 26-27)

芦 Et si la prose n'est jamais que l'instrument privil茅gi茅 d'une certaine entreprise, si c'est l'affaire du seul po猫te que de contempler les mots de fa莽on d茅sint茅ress茅e, d猫s lors on est en droit de demander d'abord au prosateur : 脿 quelle fin 茅cris-tu? 禄 (p. 28)

芦 Ainsi le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d'action secondaire qu'on pourrait nommer l'action par d茅voilement. Il est donc l茅gitime de lui poser cette question seconde : quel aspect du monde veux-tu d茅voiler, quel changement veux-tu apporter au monde par ce d茅voilement? 禄 (p. 30)

芦 Mais d猫s 脿 pr茅sent nous pouvons conclure que l'茅crivain a choisi de d茅voiler le monde et singuli猫rement l'homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l'objet ainsi mis 脿 nu leur enti猫re responsabilit茅. 禄 (p. 31)

芦 On n'est pas 茅crivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire d'une certaine fa莽on. Et le style, bien s没r, fait la valeur de la prose. Mais il doit passer inaper莽u. Puisque les mots sont transparents et que le regard les traverse, il serait absurde de glisser parmi eux des vitres d茅polies. 禄听 (p. 32)

芦 Si la contamination d'une certaine prose par la po茅sie n'avait brouill茅 les id茅es de nos critiques, songeraient-ils 脿 nous attaquer sur la forme quand nous n'avons jamais parl茅 que du fond? Sur la forme il n'y a rien 脿 dire par avance et nous n'avons rien dit : chacun invente la sienne et on juge apr猫s coup. Il est vrai que les sujets proposent le style : mais ils ne les commandent pas; il n'y en a pas qui se rangent a priori en dehors de l'art litt茅raire. 禄听 (p. 33)

芦 Si nous n'茅crivons plus comme au XVIIe si猫cle, c'est bien que la langue de Racine et de Saint-脡vremond ne se pr锚te pas 脿 parler des locomotives ou du prol茅tariat. Apr猫s cela, les puristes nous interdiront peut-锚tre d'茅crire sur des locomotives. Mais l'art n'a jamais 茅t茅 du c么t茅 des puristes. 禄 (p. 34)

芦 Il faut se rappeler que la plupart des critiques sont des hommes qui n'ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment o霉 ils allaient d茅sesp茅rer, ont trouv茅 une petite place tranquille de gardien de cimeti猫re. [鈥�] Le critique vit mal, sa femme ne l'appr茅cie pas comme il faudrait, ses fils sont ingrats, les fins de mois difficiles. [鈥�] Nos critiques sont des cathares : ils ne veulent rien avoir 脿 faire avec le monde r茅el sauf d'y manger et d'y boire et, puisqu'il faut absolument vivre dans le commerce de nos semblables, ils ont choisi que ce soit celui des d茅funts. Ils ne se passionnent que pour les affaires class茅es, les querelles closes, les histoires dont on sait la fin. 禄 (p. 35-38)

芦 Tout au plus, le critique professionnel instituera-t-il entre eux des dialogues infernaux et nous apprendra-t-il que la pens茅e fran莽aise est un perp茅tuel entretien entre Pascal et Montaigne. Par l脿, il n'entend point rendre Pascal et Montaigne plus vivants, mais Malraux et Gide plus morts. 禄 (p. 43)

芦 [鈥�] pour nous, un 茅crit est une entreprise, puisque les 茅crivains sont vivants avant que d'锚tre morts, puisque nous pensons qu'il faut tenter d'avoir raison dans nos livres et que, m锚me si les si猫cles nous donnent tort par apr猫s, ce n'est pas une raison pour nous donner tort par avance, puisque nous estimons que l'茅crivain doit s'engager tout entier dans ses ouvrages, et non pas comme une passivit茅 abjecte, en mettant en avant ses vices, ses malheurs et ses faiblesses, mais comme une volont茅 r茅solue et comme un choix comme cette totale entreprise de vivre que nous sommes chacun, alors il convient que nous reprenions du d茅but ce probl猫me et que nous demandions 脿 notre tour :听pourquoi听茅crit-on? 禄 (p. 44)

芦 La lecture, en effet, semble la synth猫se de la perception et de la cr茅ation; elle pose 脿 la fois l'essentialit茅 du sujet et celle de l'objet; l'objet est essentiel parce qu'il est rigoureusement transcendant, qu'il impose ses structures propres et qu'on doit l'attendre et l'observer; mais le sujet est essentiel aussi parce qu'il est requis non seulement pour d茅voiler l'objet (c'est-脿-dire faire qu'il y ait听un objet) mais encore pour que cet objet soit absolument (c'est-脿-dire pour le produire). En un mot, le lecteur a conscience de d茅voiler et de cr茅er 脿 la fois, de d茅voiler en cr茅ant, de cr茅er par d茅voilement. 禄 (p. 55)

芦 Ainsi l'auteur 茅crit pour s'adresser 脿 la libert茅 des lecteurs et il la requiert de faire exister son oeuvre. Mais il ne se borne pas l脿 et il exige en outre qu'ils lui retournent cette confiance qu'il leur a donn茅e, qu'ils reconnaissent sa libert茅 cr茅atrice et qu'ils la sollicitent 脿 leur tour par un appel sym茅trique et inverse. Ici appara卯t en effet l'autre paradoxe dialectique de la lecture : plus nous 茅prouvons notre libert茅, plus nous reconnaissons celle de l'autre; plus il exige de nous et plus nous exigeons de lui. 禄 (p. 65)

芦 Chaque tableau, chaque livre est une r茅cup茅ration de la totalit茅 de l'锚tre; chacun d'eux pr茅sente cette totalit茅 脿 la libert茅 du spectateur. Car c'est bien le but final de l'art : r茅cup茅rer ce monde-ci en le donnant 脿 voir tel qu'il est, mais comme s'il avait sa source dans la libert茅 humaine. Mais, comme ce que l'auteur ne cr茅e ne prend de r茅alit茅 objective qu'aux yeux du spectateur, c'est par la c茅r茅monie du spectacle 鈥� et singuli猫rement de la lecture 鈥� que cette r茅cup茅ration est consacr茅e. Nous sommes d茅j脿 mieux en mesure de r茅pondre 脿 la question que nous posions tout 脿 l'heure : l'茅crivain choisit d'en appeler 脿 la libert茅 des autres hommes pour que, par les implications r茅ciproques de leurs exigences, ils r茅approprient la totalit茅 de l'锚tre 脿 l'homme et referment l'humanit茅 sur l'univers. 禄 (p. 73)

芦 脡crire, c'est donc 脿 la fois d茅voiler le monde et le proposer comme une t芒che 脿 la g茅n茅rosit茅 du lecteur. C'est recourir 脿 la conscience d'autrui pour se faire reconna卯tre comme听essentiel听脿 la totalit茅 de l'锚tre; c'est vouloir vivre cette essentialit茅 par personnes interpos茅es; mais comme d'autre part le monde r茅el ne se r茅v猫le qu'脿 l'action, comme on ne peut s'y sentir qu'en le d茅passant pour le changer, l'univers du romancier manquerait d'茅paisseur si on ne le d茅couvrait dans un mouvement pour le transcender. 禄 (p. 76-77)

芦 L'erreur du r茅alisme a 茅t茅 de croire que le r茅el se r茅v茅lait 脿 la contemplation et que, en cons茅quence, on pouvait en faire une peinture impartiale. Comment serait-ce possible, puisque la perception m锚me est partiale, puisque, 脿 elle seule, la nomination est d茅j脿 modification de l'objet? 禄 (p. 77)

芦 Et puisque les lecteurs comme l'auteur ne reconnaissent cette libert茅 que pour exiger qu'elle se manifeste, l'oeuvre peut se d茅finir comme une pr茅sentation imaginaire du monde en tant qu'il exige la libert茅 humaine. 禄 (p. 79)

芦 Ainsi qu'il soit essayiste, pamphl茅taire, satiriste ou romancier, qu'il parle seulement des passions individuelles ou qu'il s'attaque au r茅gime de la soci茅t茅, l'茅crivain, homme libre s'adressant 脿 des hommes libres, n'a qu'un seul sujet : la libert茅. 禄 (p. 81)

芦 Hugo, sans doute, a eu la rare fortune de p茅n茅trer partout; c'est un des seuls, peut-锚tre le seul de nos 茅crivains qui soit vraiment populaire. Mais les autres se sont attir茅 l'inimiti茅 de la bourgeoisie sans se cr茅er, en contrepartie, un public ouvrier. 禄 (p. 149-150)

芦 En somme, la plupart de ces auteurs sont les vaincus d'une r茅volution rat茅e; ils y ont attach茅 leur nom et leur destin. Aucun d'eux, sauf Hugo, n'a vraiment marqu茅 la litt茅rature.
Les autres, tous les autres, ont recul茅 devant la perspective d'un d茅classement par en bas, qui les e没t fait couler 脿 pic, comme une pierre 脿 leur cou. 禄 (p. 149-150)

芦 De temps en temps, un Flaubert affirmera l'identit茅 du fond et de la forme, mais il n'en tirera aucune conclusion pratique. Comme tous ses contemporains, il reste tributaire de la d茅finition que les Winckelmann et les Lessing, pr猫s d'un si猫cle plus t么t, ont donn茅e de la beaut茅 et qui, d'une mani猫re ou d'une autre, revient 脿 la pr茅senter comme la multiplicit茅 dans l'unit茅. Il s'agit de capter le chatoiement du divers et de lui imposer une unification rigoureuse par le style. Le 鈥渟tyle artiste鈥� des Goncourt n'a pas d'autre signification : c'est une m茅thode formelle pour unifier et embellir toutes les mati猫res, m锚me les plus belles. Comment pourrait-on concevoir alors qu'il puisse y avoir un rapport interne entre les revendications des classes inf茅rieures et les principes de l'art d'茅crire? Proudhon semble 锚tre le seul 脿 l'avoir devin茅. Et Marx, bien entendu. Mais ils n'茅taient pas des litt茅rateurs. La litt茅rature, tout absorb茅e encore par la d茅couverte de son autonomie, est 脿 elle-m锚me son propre objet. 禄 (p. 152-153)

芦 Puisqu'on abandonne au bourgeois le gouvernement des hommes et des biens, le spirituel se s茅pare 脿 nouveau du temporel, on voit rena卯tre une sorte de cl茅ricature. Le public de Stendhal, c'est Balzac, celui de Baudelaire, c'est Barbey d'Aurevilly et Baudelaire 脿 son tour se fait public de Poe. 禄 (p. 156)

芦 Il s'est m锚me institu茅 une sorte de communion des saints : on donne la main par-dessus les si猫cles 脿 Cervant猫s, 脿 Rabelais, 脿 Dante, on s'int猫gre 脿 cette soci茅t茅 monastique; la cl茅ricature au lieu d'锚tre un organisme concret et, pour ainsi dire, g茅ographique, devient une institution successive, un club dont tous les membres sont morts, sauf un, le dernier en date qui repr茅sente les autres sur terre et r茅sume en lui tout le coll猫ge. 禄 (p. 157)

芦 Il s'agit de nier le monde ou de le consommer. De le nier en le consommant. Flaubert 茅crit pour se d茅barrasser des hommes et des choses. Sa phrase cerne l'objet, l'attrape, l'immobilise et lui casse les reins, se referme sur lui, se change en pierre et le p茅trifie avec elle. Elle est aveugle et sourde, sans art猫res; pas un souffle de vie, un silence profond la s茅pare de la phrase qui suit; elle tombe dans le vide, 茅ternellement, et entra卯ne sa proie dans cette chute infinie. Toute r茅alit茅, une fois d茅crite, est ray茅e de l'inventaire : on passe 脿 la suivante. Le r茅alisme n'est rien d'autre que cette grande chasse morne. Il s'agit de se tranquilliser avant tout. Partout o霉 il a pass茅, l'herbe ne pousse plus. Le d茅terminisme du roman naturaliste 茅crase la vie, remplace l'action humaine par des m茅canismes 脿 sens unique. Il n'a gu猫re qu'un sujet : la lente d茅sagr茅gation d'un homme d'une entreprise, d'une famille, d'une soci茅t茅; il faut retourner 脿 z茅ro, on prend la nature en 茅tat de d茅s茅quilibre productif et l'on efface ce d茅s茅quilibre, on revient 脿 un 茅quilibre de mort par l'annulation des forces en pr茅sence. 禄 (p. 162)

芦 Quel que soit le cynisme, qu'elle que soit l'amertume du sujet choisi, la technique romanesque du XIXe si猫cle offre au public fran莽ais une image rassurante de la bourgeoisie. 脌 vrai dire, nos auteurs l'ont h茅rit茅e, mais c'est 脿 eux qu'il revient de l'avoir mise au point. Son apparition, qui remonte 脿 la fin du moyen 芒ge, a co茂ncid茅 avec la premi猫re m茅diation r茅flexive par laquelle le romancier a pris connaissance de son art. Au commencement il racontait sans se mettre en sc猫nes ni m茅diter sur sa fonction, parce que les sujets de ses r茅cits 茅taient presque tous d'origine folklorique ou, en tout cas, collective et qu'il se bornait 脿 les mettre en oeuvre; le caract猫re social de la mati猫re qu'il travaillait comme aussi le fait qu'elle exist芒t avant qu'il v卯nt 脿 s'en occuper lui conf茅raient un r么le d'interm茅diaire et suffisaient 脿 le justifier : il 茅tait l'homme qui savait les plus belles histoires et qui, au lieu de les conter oralement, les couchait par 茅crit; il inventait peu, il fignolait, il 茅tait l'historien de l'imaginaire. Quand il s'est mis 脿 forger lui-m锚me les fictions qu'il publiait, il s'est vu; il a d茅couvert 脿 la fois sa solitude presque coupable et la gratuit茅 injustifiable, la subjectivit茅 de la cr茅ation litt茅raire. Pour les masquer aux yeux de tous et 脿 ses propres yeux, pour fonder son droit d'茅crire, il a voulu donner 脿 ses inventions les apparences du vrai. Faute de pouvoir garder 脿 ses r茅cits l'opacit茅 presque mat茅rielle qui les caract茅risait quand ils 茅manaient de l'imagination collective, il a feint tout au moins qu'ils ne vinssent pas de lui et il a tenu 脿 les donner comme des souvenirs. Pour cela, il s'est fait repr茅senter dans ses ouvrages par un narrateur de tradition orale, en m锚me temps qu'il y introduisait un auditoire fictif qui repr茅sentait son public r茅el. Tels ces personnages du听顿茅肠补尘茅谤辞苍, que leur exil temporaire rapproche curieusement de la condition des clercs et qui tiennent tour 脿 tour le r么le de narrateurs, d'auditeurs, de critiques. Ainsi, apr猫s le temps du r茅alisme objectif et m茅taphysique o霉 les mots du r茅cit 茅taient pris pour les choses m锚mes qu'ils nommaient et o霉 sa substance 茅tait l'univers, vient celui de l'id茅alisme litt茅raire o霉 le mot n'a d'existence que dans une bouche ou sous une plume et renvoie par essence 脿 un parleur dont il atteste la pr茅sence, o霉 la substance du r茅cit est la subjectivit茅 qui per莽oit et pense l'univers, et o霉 le romancier, au lieu de mettre le lecteur directement en contact avec l'objet, est devenu conscient de son r么le de m茅diateur et incarne la m茅diation dans un r茅citant fictif. D猫s lors l'histoire qu'on livre au public a pour caract猫re principal d'锚tre d茅j脿 pens茅e, c'est-脿-dire class茅e, ordonn茅e, 茅mond茅e, clarifi茅e, ou plut么t de ne se livrer qu'脿 travers les pens茅es qu'on forme r茅trospectivement sur elle. C'est pourquoi, alors que le temps de l'茅pop茅e, qui est d'origine collective, est fr茅quemment le pr茅sent, celui du roman est presque toujours le pass茅. En passant de Boccace 脿 Cervant猫s, puis aux romans fran莽ais du XVIIe et XVIIIe si猫cle, le proc茅d茅 se complique et devient 脿 tiroirs, parce que le roman ramasse en route et s'incorpore la satire, la fable et le portrait : le romancier appara卯t au premier chapitre, il annonce, il interpelle ses lecteurs, les admoneste, les assure de la v茅rit茅 de son histoire; c'est ce que je nommerai la subjectivit茅 premi猫re; puis, en cours de route, des personnages secondaires interviennent, que le premier narrateur a rencontr茅s et qui interrompent le cours de l'intrigue pour raconter leurs propres infortunes : ce sont les subjectivit茅s secondaires, soutenues et restitu茅es par la subjectivit茅 premi猫re : ainsi certaines histoires sont repens茅es et intellectualis茅es au second degr茅. 禄 (p. 169-172)

芦 Le narrateur op猫re sur l'茅v茅nement humain ce travail que, selon Meyerson, le savant du XIXe si猫cle a op茅r茅 sur le fait scientifique : il r茅duit le divers 脿 l'identique. Et si, de temps en temps, par malice, il veut garder 脿 son histoire une allure un peu inqui茅tante, il dose soigneusement l'irr茅ductibilit茅 du changement, comme dans ces nouvelles fantastiques o霉, derri猫re l'inexplicable, l'auteur laisse soup莽onner tout un ordre causal qui ram猫nerait la rationalit茅 de l'univers. Ainsi, pour le romancier issu de cette soci茅t茅 stabilis茅e, le changement est un non-锚tre, comme pour Parm茅nide, comme le Mal pour Claudel. 禄 (Il traite ici de la narration chez Maupassant.) (p. 174-175)

芦 Si nous nous sommes 茅tendus sur le proc茅d茅 de narration qu'utilise Maupassant, c'est qu'il constitue la technique de base pour tous les romanciers fran莽ais de sa g茅n茅ration, de la g茅n茅ration imm茅diatement ant茅rieure et des g茅n茅rations suivantes. 禄 (p. 176)

芦 En ce sens, on peut dire que la plupart des romans fran莽ais, sous la Troisi猫me R茅publique, pr茅tendent, quel que soit l'芒ge de leur auteur r茅el et d'autant plus vivement que cet 芒ge est plus tendre, 脿 l'honneur d'avoir 茅t茅 茅crits par des quinquag茅naires.
Pendant toute cette p茅riode, qui s'茅tend sur plusieurs g茅n茅rations, l'anecdote est racont茅e du point de vue de l'absolu, c'est-脿-dire de l'ordre; c'est un changement local dans un syst猫me en repos; ni l'auteur ni le lecteur ne courent de risques, aucune surprise 脿 craindre : l'茅v茅nement est pass茅, catalogu茅, compris. Dans une soci茅t茅 stabilis茅e, qui n'a pas encore conscience des dangers qui la menacent, qui dispose d'une morale, d'une 茅chelle des valeurs et d'un syst猫me d'explications pour int茅grer ses changements locaux, qui s'est persuad茅e qu'elle est au-del脿 de l'Historicit茅 et qu'il n'arrivera plus jamais rien d'important, dans une France bourgeoise, cultiv茅e jusqu'au dernier arpent, d茅coup茅e en damier par des murs s茅culaires, fig茅e dans ses m茅thodes industrielles, sommeillant dans la gloire de sa r茅volution, aucune autre technique romanesque ne peut 锚tre concevable; les proc茅d茅s nouveaux qu'on a tent茅 d'acclimater n'ont eu qu'un succ猫s de curiosit茅 ou sont demeur茅s sans lendemain : ils n'茅taient r茅clam茅s ni par les auteurs ni par les lecteurs ni par la structure de la collectivit茅 ni par ses mythes. 禄 (p. 178-179)

芦 D'abord, c'est un signe de faiblesse que de demander secours 脿 un art voisin : preuve qu'on manque de ressources dans le domaine m锚me de l'art qu'on pratique. 禄听 (p. 199)

芦 Plus s茅rieuse fut la tentative pour introduire en France le monologue int茅rieur de Schnitzler (je ne parle pas de celui de Joyce qui a des principes m茅taphysiques tout diff茅rents. Larbaud qui se r茅clame, je le sais, de Joyce, me para卯t s'inspirer surtout de听Les Lauriers sont coup茅s听et de听Mademoiselle Else). Il s'agit, en somme, de pousser jusqu'au bout l'hypoth猫se d'une subjectivit茅 premi猫re et de passer au r茅alisme en menant jusqu'脿 l'absolu l'id茅alisme.
La r茅alit茅 qu'on montre sans interm茅diaire au lecteur ce n'est plus la chose elle-m锚me, arbre ou cendrier, mais la conscience qui voit la chose; le 鈥渞茅el鈥� n'est plus qu'une repr茅sentation, mais la repr茅sentation devient une r茅alit茅 absolue puisqu'on nous la livre comme donn茅e imm茅diate. L'inconv茅nient de ce proc茅d茅 c'est qu'il manque par l脿 l'univers intermonadique, c'est en outre qu'il dilue l'茅v茅nement et l'action dans la perception de l'un et de l'autre. Or la caract茅ristique commune du fait et de l'acte, c'est qu'ils 茅chappent 脿 la repr茅sentation subjective : elle en saisit les r茅sultats mais non le mouvement vivant. Enfin ce n'est pas sans quelque truquage qu'on peut r茅duire le fleuve de la conscience 脿 une succession de mots, m锚me d茅form茅s. 禄 (p. 199-200)

芦 Il va de soi que le romancier continue, aujourd'hui, 脿 茅crire au pass茅. Ce n'est pas en changeant le temps du verbe mais en bouleversant les techniques du r茅cit qu'on parviendra 脿 rendre le lecteur contemporain de l'histoire. 禄 (p. 201)
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芦 Si l'on voulait, en effet, faire un tableau de la litt茅rature contemporaine, il ne serait pas mauvais de distinguer trois g茅n茅rations. La premi猫re est celle des auteurs qui ont commenc茅 de produire avant la guerre de 1914. Ils ont achev茅 leur carri猫re aujourd'hui et les livres qu'ils 茅criront encore, fussent-ils des chefs-d'oeuvre, ne pourront gu猫re ajouter 脿 leur gloire; mais ils vivent encore, ils pensent, ils jugent, et leur pr茅sence d茅termine des courants litt茅raires mineurs dont il faut tenir compte. Pour l'essentiel, ils me paraissent avoir r茅alis茅 en leur personne et par leurs oeuvres l'茅bauche d'une r茅conciliation entre la litt茅rature et le public bourgeois. Il faut noter d'abord qu'ils ont, pour la plupart, tir茅 le plus clair de leurs ressources de tout autre chose que de la vente de leurs 茅crits. Gide et Mauriac ont des terres, Proust 茅tait rentier, Maurois est originaire d'une famille d'industriels; d'autres sont venus 脿 la litt茅rature par les professions lib茅rales : Duhamel 茅tait m茅decin, Romains, universitaire, Claudel et Giraudoux sont de la carri猫re. 禄 (p. 210-211)

芦 Je nommerai l'ensemble de ces oeuvres une litt茅rature d'alibi. Elle a supplant茅 rapidement celle des 茅crivains 脿 gages : d猫s avant la premi猫re guerre les classes dirigeantes avaient besoin d'alibis plus que d'encens. Le merveilleux de Fournier 茅tait un alibi : toute une lign茅e de f茅eries bourgeoises est sortie de lui; en chaque cas il s'agissait de conduire par approximations chaque lecteur jusqu'脿 ce point obscur de l'芒me la plus bourgeoise, o霉 tous les r锚ves se rejoignent et se fondent en un d茅sir d茅sesp茅r茅 d'impossible, o霉 tous les 茅v茅nements de l'existence la plus quotidienne sont v茅cus comme des symboles, o霉 le r茅el est d茅vor茅 par l'imaginaire, o霉 l'homme entier n'est plus qu'une divine absence. On s'est 茅tonn茅 parfois qu'Arland f没t 脿 la fois l'auteur de听Terres 茅trang猫res听et de l'Ordre;听mais c'est 脿 tort : l'insatisfaction si noble de ses premiers h茅ros n'a de sens que si on l'茅prouve au sein d'un ordre rigoureux; il ne s'agit point de se r茅volter contre le mariage, les m茅tiers, les disciplines sociales, mais de les d茅passer finement par une nostalgie que rien ne peut assouvir parce qu'elle n'est au fond d茅sir de rien. Ainsi l'ordre n'est l脿 que pour qu'on le transcende, mais il faut qu'il soit l脿; le voil脿 justifi茅 et solidement 茅tabli : il vaut certainement mieux le contester par une r锚veuse m茅lancolie que le renverser par les armes. J'en dirai autant de l'inqui茅tude gidienne, qui devint plus tard le d茅sarroi, du p茅ch茅 mauriacien, place vide de Dieu : il s'agit toujours de mettre la vie quotidienne entre parenth猫ses et de la vivre minutieusement mais sans s'y salir les doigts; il s'agit toujours de prouver que l'homme vaut mieux que sa vie, que l'amour c'est beaucoup plus que l'amour et le bourgeois beaucoup plus que le bourgeois. Certes chez les plus grands, il y a bien autre chose. Chez Gide, chez Claudel, chez Proust, on trouve une exp茅rience d'homme, mille chemins. Mais je n'ai pas voulu faire le tableau d'une 茅poque : il s'agissait de montrer un climat et d'isoler un mythe. 禄 (p. 217-219)

芦 La deuxi猫me g茅n茅ration vient 脿 l'芒ge d'homme apr猫s 1918 [鈥�]. Il faut seulement noter que la plus magnifique de ses fus茅es, le surr茅alisme, renoue avec les traditions destructrices de l'茅crivain-consommateur. Ces jeunes bourgeois turbulents veulent ruiner la culture parce qu'on les a cultiv茅s, leur ennemi principal demeure le philistin de Heine, le Prudhomme de Monnier, le bourgeois de Flaubert, bref leur papa. Mais les violences des ann茅es pr茅c茅dents les ont port茅s au radicalisme. 禄 (p. 219-220)

芦 J'entends bien que le surr茅alisme avec son aspect ambigu de chapelle litt茅raire, de coll猫ge spirituel, d'茅glise et de soci茅t茅 secr猫te n'est qu'un des produits de l'apr猫s-guerre. Il faudrait parler de Morand, de Drieu de la Rochelle, de tant d'autres. Mais si les oeuvres de Breton, de P茅ret, de Desnos, nous ont paru les plus repr茅sentatives, c'est que toutes les autres contiennent implicitement les m锚mes traits. Morand est le consommateur type, le voyageur, le passant. 禄 (p. 235)

芦 Reste donc la troisi猫me g茅n茅ration, la n么tre, qui a commenc茅 d'茅crire apr猫s la d茅faite ou peu avant la guerre. 禄 (p. 247)

芦 Au reste la litt茅rature de l'entre-deux-guerres se survit p茅niblement : les gloses sur l'impossible de Georges Bataille ne valent pas le moindre trait surr茅aliste, sa th茅orie de la d茅pense est un 茅cho affaibli des grandes f锚tes pass茅es; le lettrisme est un produit de remplacement, une imitation plate et consciencieuse de l'exub茅rance dada茂ste. Mais le coeur n'y est plus, on sent l'application, la h芒te de parvenir; ni Andr茅 Dhotel ni Marius Groult ne valent Alain Fournier; beaucoup d'anciens surr茅alistes sont entr茅s au P. C. comme ces saint-simoniens qu'on retrouvait vers 1880 dans les conseils d'administration de la grande industrie; ni Cocteau, ni Mauriac, ni Green, n'ont de challengers; Giraudoux en a trouv茅 cent, mais tous m茅diocres; la plupart des radicaux se sont tus. C'est que le d茅calage s'est accus茅, non pas entre l'auteur et son public 鈥� ce qui serait, apr猫s tout, dans la grande tradition litt茅raire du XIXe si猫cle 鈥� mais entre le mythe litt茅raire et la r茅alit茅 historique.
Ce d茅calage, nous l'avons senti bien avant de publier nos premiers livres, d猫s 1930. C'est vers cette 茅poque que la plupart des Fran莽ais ont d茅couvert avec stupeur leur historicit茅. 禄 (p. 255-256)

芦 Brutalement r茅int茅gr茅s dans l'histoire, nous 茅tions accul茅s 脿 faire une litt茅rature de l'historicit茅. 禄 (p. 260)

芦 [鈥�] nous avons une t芒che, pour laquelle peut-锚tre, nous ne serons pas assez forts (ce n'est pas la premi猫re fois qu'une 茅poque, faute de talent, a manqu茅 son art et sa philosophie), c'est de cr茅er une litt茅rature qui rejoigne et r茅concilie l'absolu m茅taphysique et la relativit茅 du fait historique et que je nommerai, faute de mieux, la litt茅rature des grandes circonstances. 禄 (p. 269)

芦 On peut 脿 la rigueur attaquer ces probl猫mes dans l'abstrait par la r茅flexion philosophique. Mais nous, qui voulons les vivre, c'est-脿-dire soutenir nos pens茅es par ces exp茅riences fictives et concr猫tes que sont les romans, nous disposions, au d茅part, de la technique que j'ai analys茅e plus haut et dont les fins sont rigoureusement oppos茅es 脿 nos desseins. Sp茅cialement mis au point pour relater les 茅v茅nements d'une vie individuelle au sein d'uns soci茅t茅 stabilis茅e, elle permettait d'enregistrer, de d茅crire et d'expliquer les fl茅chissements, les vections, les involutions, la lente d茅sorganisation d'un syst猫me particulier au milieu d'un univers en repos; or d猫s 1940, nous 茅tions au centre d'un cyclone; si nous voulions nous y orienter, nous nous trouvions tout 脿 coup aux prises avec un probl猫me d'un ordre de complexit茅 plus 茅lev茅, exactement comme l'茅quation du second degr茅 est plus complexe que celle du premier. Il s'agissait de d茅crire les relations de diff茅rents syst猫mes partiels avec le syst猫me total qui les contient, lorsque les uns comme l'autre sont en mouvement et que les mouvements se conditionnent r茅ciproquement. Dans le monde stable du roman fran莽ais d'avant-guerre, l'auteur, plac茅 en un point gamma qui figurait le repos absolu, disposait de rep猫res fixes pour d茅terminer les mouvements de ses personnages. Mais nous, embarqu茅s sur un syst猫me en pleine 茅volution, nous ne pouvions conna卯tre que des mouvements relatifs; au lieu que nos pr茅d茅cesseurs croyaient se tenir en dehors de l'histoire et s'茅taient 茅lev茅s d'un coup d'aile 脿 des cimes d'o霉 ils jugeaient les coups en v茅rit茅, les circonstances nous avaient replong茅s dans notre temps : comment donc eussions-nous pu le voir d'ensemble, puisque nous 茅tions dedans? Puisque nous sommes听蝉颈迟耻茅蝉, les seuls romans que nous pussions songer 脿 茅crire 茅taient des romans de听situation, sans narrateurs internes ni t茅moins tout-connaissants; bref il nous fallait, si nous voulions rendre compte de notre 茅poque, faire passer la technique romanesque de la m茅canique newtonienne 脿 la relativit茅 g茅n茅ralis茅e, peupler nos livres de consciences 脿 demi lucides et 脿 demi obscures, dont nous consid茅rerions peut-锚tre les unes ou les autres avec plus de sympathie, mais dont aucune n'aurait sur l'茅v茅nement ni sur soi de point de vue privil茅gi茅, pr茅senter des cr茅atures dont la r茅alit茅 serait le tissu embrouill茅 et contradictoire des appr茅ciations que chacune porterait sur toutes 鈥� y compris sur elle-m锚me 鈥� et toutes sur chacune et qui ne pourraient jamais d茅cider du dedans si les changements de leurs destins venaient de leurs efforts, de leurs fautes ou du corps de l'univers; il nous fallait laisser partout des doutes, des attentes, de l'inachev茅 et r茅duire le lecteur 脿 faire lui-m锚me des conjectures, en lui inspirant le sentiment que ses vues sur l'intrigue et les personnages n'茅taient qu'une opinion parmi beaucoup d'autres, sans jamais le guider ni lui laisser deviner notre sentiment. 禄 (p. 269-272)

芦 Les romans de nos a卯n茅s racontaient l'茅v茅nement au pass茅, la succession chronologique laissait entrevoir les relations logiques et universelles, les v茅rit茅s 茅ternelles; le plus petit changement 茅tait d茅j脿 compris, on nous livrait du v茅cu d茅j脿 repens茅. Peut-锚tre cette technique, dans deux si猫cles, conviendra-t-elle 脿 un auteur qui aura d茅cid茅 d'茅crire un roman historique sur la guerre de 1940. Mais nous, si nous venions 脿 m茅diter sur nos 茅crits futurs, nous nous persuadions qu'aucun art ne saurait 锚tre vraiment n么tre si ne rendait 脿 l'茅v茅nement sa brutale fra卯cheur, son ambigu茂t茅, son impr茅visibilit茅, au temps son cours, au monde son opacit茅 mena莽ante et somptueuse, 脿 l'homme sa longue patience; nous ne voulions pas d茅lecter notre public de sa sup茅riorit茅 sur un monde mort et nous souhaitions le prendre 脿 la gorge : que chaque personnage soit un pi猫ge, que le lecteur y soit attrap茅 et qu'il soit jet茅 d'une conscience dans une autre, comme d'un univers absolu et irr茅m茅diable dans un autre univers pareillement absolu, qu'il soit incertain de l'incertitude m锚me des h茅ros, inquiet de leur inqui茅tude, d茅bord茅 par leur pr茅sent, pliant sous le poids de leur avenir, investi par leurs perceptions et par leurs sentiments comme par de hautes falaises insurmontables, qu'il sente enfin que chacune de leurs humeurs, que chaque mouvement de leur esprit enferment l'humanit茅 enti猫re et sont, en leur temps et en leur lieu, au sein de l'histoire et malgr茅 l'escamotage perp茅tuel du pr茅sent par l'avenir, une descente sans recours vers le Mal ou une mont茅e vers le Bien qu'aucun futur ne pourra contester. 禄 (p. 273-274)

芦 Ces fastidieuses descriptions du si猫cle dernier sont un refus d'utilisation : on ne touche pas 脿 l'univers, on le gobe tout cru, par les yeux; l'茅crivain, par opposition 脿 l'id茅ologie bourgeoise, choisit pour nous parler des choses la minute privil茅gi茅e o霉 tous les rapports concrets sont rompus, qui l'unissaient 脿 elles, sauf le fil tenu du regard, et o霉 elles se d茅font doucement sous sa vue, gerbes d茅nou茅es de sensations exquises. 禄 (p. 285)

芦 Apr猫s lui [Saint-Exup茅ry], apr猫s Hemingway, comment pourrions-nous songer 脿 d茅crire? Il faut que nous plongions les choses dans l'action : leur densit茅 d'锚tre se mesurera pour le lecteur 脿 la multiplicit茅 des relations pratiques qu'elles entretiendront avec les personnages. Faites gravir la montagne par le contrebandier, par le douanier, par le partisan, faites-la survoler par l'aviateur, et la montagne surgira tout 脿 coup de ces actions connexes, sautera hors de votre livre, comme un diable de sa bo卯te. 禄 (p. 287)

芦 [鈥�] la g茅n茅ration qui nous suit semble h茅sitante, beaucoup de ses romans sont des f锚tes tristes et vol茅es, pareilles 脿 ces surprises-parties de l'occupation, o霉 les jeunes gens dansaient entre deux alertes, en buvant du vin de l'H茅rault, au son des disques de l'avant-guerre. 禄 (p. 288)

芦 Rappelons-nous que l'homme qui lit se d茅pouille en quelque sorte de sa personnalit茅 empirique, 茅chappe 脿 ses ressentiments, 脿 ses peurs, 脿 ses convoitises pour se mettre au plus haut de sa libert茅; cette libert茅 prend l'ouvrage litt茅raire pour fin absolue et, 脿 travers lui l'humanit茅 : elle se constitue en exigence inconditionn茅e par rapport 脿 elle-m锚me, 脿 l'auteur et aux lecteurs possibles : elle peut donc s'identifier 脿 la听bonne volont茅听kantienne, qui en toute circonstance, traite l'homme comme une fin et non comme un moyen. Ainsi le lecteur, par ses exigences m锚mes, acc猫de 脿 ce concert des bonnes volont茅s que Kant a nomm茅 Cit茅 des Fins et que, en chaque point de la terre, 脿 chaque instant, des milliers de lecteurs qui s'ignorent contribuent 脿 maintenir. Mais pour que ce concert id茅al dev卯nt une soci茅t茅 concr猫te, il faudrait qu'il rempl卯t deux conditions : la premi猫re, que les lecteurs remplacent la connaissance de principe qu'ils ont les uns des autres en tant qu'ils sont tous des exemplaires singuliers de l'humanit茅, par une intuition ou tout au moins par un pressentiment de leur pr茅sence charnelle au milieu de ce monde-ci; la seconde, que ces bonnes volont茅s abstraites au lieu de rester solitaires et de jeter dans le vide des appels qui ne touchent personne 脿 propos de la condition humaine en g茅n茅ral 茅tablissent entre elles des relations r茅elles 脿 l'occasion d'茅v茅nements vrais ou, en d'autres termes, que ces bonnes volont茅s intemporelles, s'historialisent听en conservant leur puret茅 et qu'elles transforment leurs exigences formelles en revendications mat茅rielles et dat茅es. Faute de quoi, la cit茅 des fins ne dure pour chacun de nous que le temps de notre lecture; en passant de la vie imaginaire 脿 la vie r茅elle, nous oublions cette communaut茅 abstraite, implicite et qui ne repose sur rien. De l脿 proviennent ce que je nommerais les deux mystifications essentielles de la lecture. 禄 (p. 325-326)

芦 Et comme nos personnages n'en ont pas encore la jouissance, s'ils sont de notre temps, sachons du moins montrer ce qu'il leur en co没te de ne pas la poss茅der. Il ne suffit plus de d茅noncer en beau style les abus et les injustices, ni de faire une psychologie brillante et n茅gative de la classe bourgeoise, ni m锚me de mettre notre plume au service des partis sociaux : pour sauver la litt茅rature, il faut prendre position听dans notre litt茅rature, parce que la litt茅rature est par essence prise de position. 禄 (p. 334)