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Photo Virginia WoolfVirginia Woolf

(1882-1941)

Dossier

Le roman selon Virginia Woolf

Traverser les apparences : le roman selon Virginia Woolf,聽par Jolianne Gaudreault-Bourgeois,聽1 ao没t 2018

Introduction. Virginia Woolf聽: lectrice, critique et romanci猫re.

芦聽Il n'y a rien de plus agr茅able au monde que de raconter des histoires聽禄, 茅crit Virginia Woolf dans un article intitul茅 芦聽Professions f茅minines聽禄. Mais comment le romancier 鈥 ou, bien s没r, la romanci猫re 鈥 devrait-il raconter ces m锚mes histoires dans l'optique o霉 Woolf est tout sauf une partisane du r茅alisme et de la fabrication 茅labor茅e de l'intrigue romanesque ? 脌 travers une forte activit茅 de critique litt茅raire et de conf茅renci猫re, la romanci猫re s'est construit une pens茅e tr猫s riche au sujet du genre du roman 鈥 sur son sens, sur ses vis茅es, sur ses techniques 鈥, alors que ces deux activit茅s lui ont permis d'intervenir dans des d茅bats litt茅raires contemporains importants. S'il ne fait aucun doute que Virginia Woolf d茅veloppe une pens茅e tr猫s historique du genre du roman 鈥 et notamment en ce qui concerne l'histoire du roman au f茅minin聽鈥, cette pens茅e est d'abord orient茅e vers l'avenir du genre lequel constitue sa grande priorit茅. Elle s'ancre dans le pr茅sent, regarde vers l'avenir, mais ne se pr茅tend jamais historienne聽:

C'est 脿 l'historien de la litt茅rature de d茅cider, 脿 lui de dire si, aujourd'hui, nous sommes au d茅but ou 脿 la fin, ou au milieu d'une grande p茅riode de l'art romanesque ; car d'ici, de la plaine, on ne distingue pas grand-chose. Tout ce que nous savons, c'est que certaines gratitudes, certaines antipathies nous inspirent, que certains chemins semblent mener 脿 des terres fertiles, d'autres 脿 la poussi猫re et aux sables [鈥 (Woolf 2009, p. 8).

C'est le point de vue de la critique, de la romanci猫re, mais aussi de la lectrice que nous rencontrons 脿 la lecture des textes de Virgina Woolf, trois pratiques聽qui sont maintenues de mani猫re conjointe tout au long de sa carri猫re et qui font dire 脿 Agn猫s Desarthe qui signe la pr茅face au recueil聽L'art du roman, que ce sont l脿 les 芦聽les trois c么t茅s d'un m锚me art聽禄 (Desarthe 2009, VIII).

Virginia Woolf est n茅e en 1882 dans la haute bourgeoisie britannique, c'est-脿-dire 脿 la fin de l'茅poque victorienne, une p茅riode historique marqu茅e par de grands bouleversements 茅conomiques et sociaux, de m锚me que par un conservatisme moral. Elle fait partie du groupe de Bloomsbury, compos茅 d'anciens 茅tudiants de Cambridge, d'artistes et de philosophes, qui critiquent activement les valeurs de l'芒ge victorien. La romanci猫re fait souvent r茅f茅rence 脿 cette p茅riode et se montre r茅solument critique envers elle,聽autant sur le plan social qu'esth茅tique : 芦聽Il est douteux qu'au cours du si猫cle, alors que nous avons tant appris sur la fabrication des machines, nous ayons appris quoi que ce soit sur la fabrication litt茅raire. Nous n'arrivons pas 脿 茅crire mieux [鈥聽禄, soutient-elle dans 芦聽Le roman moderne聽禄 (Woolf 2009, p. 7), ou encore聽: 芦聽Le g茅nie de la fiction victorienne semble consister 脿 ex茅cuter magistralement un travail par essence m茅diocre聽禄 (Woolf 2008, p. 93).

Parce qu'interdite aux femmes 脿 cette 茅poque, Woolf n'a pas pu fr茅quenter l'universit茅, mais en autodidacte, elle s'est construite une impressionnante culture litt茅raire europ茅enne聽: elle a lu les auteurs classiques (grecs et latins), les fran莽ais, les italiens et les russes. Elle publie en 1915 son premier roman,聽The Voyage Out,聽dont le titre, dans une ses traduction fran莽aise,聽La travers茅e des apparences, nous est apparu comme 茅vocateur de sa po茅tique du roman. Elle publiera ensuite, entre autres, Mrs Dalloway (1925), To the Light House (1927) et The Waves (1931). Elle est aussi cofondatrice avec son mari, Leonard Woolf, d'une maison d'茅dition qui publie ses textes, de m锚mes que les textes de plusieurs de ses contemporains importants, notamment T.S. Eliot. Virgina Woolf met fin 脿 ses jours en 1941 en orchestrant son suicide par noyade.

Mis 脿 part Flaubert, Tch茅khov, Dosto茂evski et Tolsto茂, le 芦聽plus grand de tous les romanciers聽禄 (Woolf 2009, p. 16), les r茅f茅rences litt茅raires de Virginia Woolf demeurent surtout britanniques聽: elle admire Jane Austen, George Eliot, les soeurs Bront毛 et par-dessus tout elle adore Shakespeare. Elle n'aime pas Joyce, bien qu'elle le consid猫re tout de m锚me important聽: 芦聽Ulysse a 茅t茅 une catastrophe m茅morable 鈥 immense par l'audace, terrifiant par le d茅sastre聽禄 (Ibid., p. 36). En ce qui concerne le roman russe, sa pr茅sence marqu茅e dans ses textes s'explique par le fait qu'il 茅claire, par la n茅gative, la tradition romanesque anglaise. Le roman russe montre ce que le roman anglais om别迟听: l'芒me, le sentiment de religiosit茅, le questionnement infini de la vie. C'est pourquoi, nous dit-elle, 芦聽les remarques les plus 茅l茅mentaires sur le roman anglais moderne ne peuvent gu猫re 茅viter de mentionner l'influence du roman russe聽禄 (Ibid., p. 16).

Ajoutons que Woolf a 茅t茅 journaliste pour le聽Times Literary Supplement聽d猫s 1905, soit bien avant de d茅buter sa carri猫re de romanci猫re. C'est ce qui fait d'elle, d'abord, une lectrice et cette lectrice a ses th茅ories et ses id茅es sur la lecture. Elle pr锚che surtout pour une lecture plus assidue et plus rigoureuse des contemporains. Elle reproche 脿 la plupart des critiques de 芦聽tourn[er] le dos au pr茅sent et [de] scrut[er] sans cesse le pass茅聽禄 (Ibid., p. 71). En effet, celle qui souhaite former un v茅ritable public de lecteurs de romans soutient que les lecteurs et les critiques doivent 芦聽lancer [leur] imagination聽禄 脿 la poursuite des contemporains, afin de recevoir 芦聽en connaissance de cause les cadeaux 茅trangers qu'ils nous ram猫nent聽禄 (Woolf 2008, p. 31). L'id茅e n'est pas de remplacer la lecture des auteurs classiques 鈥 la lecture des oeuvres de l'茅poque permettrait selon elle un regard renouvel茅 sur les oeuvres anciennes 鈥,聽mais bien d'accompagner la cr茅ation actuelle. S'il est possible que certains auteurs anciens soient au fond 芦聽moins dou茅s ou moins profonds que certains auteurs actuels聽禄 (Ibid., p. 32), il demeure que les oeuvres des contemporains ne peuvent pr茅tendre 脿 芦聽l'enchantement聽禄 que procurent les grands classiques聽:

l'ancien poss猫de sa propre alchimie. Ceci pourtant reste vrai聽: vous avez beau les lire autant de fois qu'il vous plaira, les classiques ne paraissent jamais avoir perdu le moindre m茅rite et se r茅duire 脿 une coquille vide de mots ; de plus, ils gardent un sens absolu de leur finalit茅 intrins猫que (Ibid., p. 32).Il y a, 脿 tout le moins, une urgence que Woolf transmet aux lecteurs, et tout particuli猫rement aux critiques, de faire le tri, d'芦聽锚tre g茅n茅reux en encouragement, mais 茅conome de guirlandes聽禄 (Woolf 2009, p. 42) afin de d茅celer, parmi les auteurs actuels, ceux qui ont le potentiel de devenir des auteurs majeurs.

Enfin, Virginia Woolf est aussi une essayiste, au sens fort. Chaque article que nous avons eu l'occasion de lire aux fins de ce travail s'est av茅r茅 un texte cr茅atif dans lequel l'auteure se donne enti猫rement et n'h茅site pas 脿 plonger en elle-m锚me. Certains textes comportent une situation initiale, une chute et parfois m锚me un d茅cor. Elle d茅crit ses exp茅riences et invente parfois des personnages. C'est d'ailleurs ce qui fait dire 脿 Agn猫s Desarthe que Woolf, si elle est 芦聽po猫te dans ses romans聽禄, est 芦聽rarement aussi romanci猫re que dans ses essais聽禄 (Dasarthe 2009, p. V). Plus particuli猫rement 鈥 et ce n'est pas anodin 鈥, ce sont des personnages f茅minins que la romanci猫re choisit d'inventer pour d茅velopper un aspect de l'茅criture du genre romanesque. La soeur imagin茅e de Shakespeare dans聽Une chambre 脿 soi聽et le personnage de Mrs Brown dans 芦聽Mr Bennett et Mrs Brown聽禄 en sont les deux exemples les plus aboutis.

C'est pourquoi apr猫s une premi猫re partie de ce travail qui sera portera sur la r茅flexion que Virgina Woolf consacre en propre au genre romanesque 鈥 notamment au regard des liens qu'il entretient avec la vie, sous toutes ses formes 鈥 et qui sollicitera plusieurs articles se trouvant dans les recueils聽L'茅crivain et la vie聽别迟听L'art du roman, dans une seconde partie, nous centrerons d茅lib茅r茅ment notre propos autour de la question, tr猫s ch猫re 脿 Virgina Woolf, des femmes et du roman. Nous croyons qu'脿 travers un discours sur 芦聽le roman au f茅minin聽禄, se d茅gage, l脿 aussi, une pens茅e plus g茅n茅rale sur le roman, sur l'art qu'il constitue et sur l'art qu'il deviendra. En effet, si le pass茅 de l'art du roman est in茅vitablement (surtout) masculin, la question de l'avenir du roman au f茅minin est tr猫s intrins猫quement li茅e 脿 celle de l'avenir du genre. Le probl猫me des femmes et du roman se voit d茅velopp茅 principalement dans les articles r茅unis par le recueil聽Les fruits 茅tranges et brillants de l'art聽et dans le texte d茅sormais c茅l猫bre聽Une chambre 脿 soi, deux autres sources qui viennent compl茅ter la toile du corpus de ce travail. Ce dernier texte, 脿 mi-chemin entre l'essai et la fiction, se veut la mise en sc猫ne d'une conf茅rence adress茅e aux premi猫res cohortes d'茅tudiantes admises en Facult茅 de Lettres et se pr茅sente comme une recherche. Il s'agit de r茅soudre le myst茅rieux probl猫me des femmes et du roman 脿 travers une d茅ambulation en biblioth猫que et dans les rues londoniennes. 芦聽Des mensonges jailliront de ma bouche, auxquels il se peut qu'un atome de v茅rit茅 soit m锚l茅. C'est 脿 vous de d茅couvrir cette v茅rit茅 et de d茅cider s'il vaut la peine d'en conserver quelques parcelles聽禄 (Woolf, 1992, p. 9), leur dit-elle. Ces mensonges peuvent aussi bien concerner l'茅tat du ciel, le mois de l'ann茅e et les couleurs des feuilles dans les arbres que la r茅alit茅 m锚me des faits et des lieux 茅voqu茅s.

Partie 1.聽Faire du roman un art.

Mentionnons d'embl茅e qu'脿 travers notre parcours dans l'oeuvre critique de Virgina Woolf, jamais nous ne nous sommes retrouv茅s en pr茅sence d'une v茅ritable d茅finition du roman. Si la romanci猫re ne propose gu猫re de d茅finition du genre romanesque, il est tr猫s clair qu'elle cherche 脿 en faire un art 脿 part enti猫re. Le roman est, plus pr茅cis茅ment, un art conditionnel, au sens o霉 il n'est pas a priori un art 鈥 car son m茅dium est la langue commune 脿 tous et en ce sens il est beaucoup 芦聽facile聽禄 que le sont la peinture ou la musique 鈥, mais il peut y aspirer et le devenir, c'est-脿-dire qu'il peut, selon ses mots, franchir le 芦聽pont de l'art聽禄. Or avertit-elle, 芦聽vous ne pouvez pas traverser l'茅troit pont de l'art en portant tous vos outils dans vos mains. Il vous faut en laisser quelques-uns derri猫re vous, sinon ils tomberaient 脿 l'eau ou, ce qui est pis, vous perdriez l'茅quilibre et vous vous noierez vous-m锚mes聽禄 (Woolf 2009, p. 85). Mais de quoi le romancier doit-il bien se d茅barrasser s'il veut franchir ce pont ?

Ce sont sans surprise les lois traditionnelles de la fiction, souvent appel茅es 脿 tort 芦聽la vie聽禄 et qui au fond consistent en la fabrication d'une intrigue et en la restitution du vraisemblable et du quotidien, qui constituent la premi猫re chose que le roman doit abandonner s'il aspire pleinement au rang d'oeuvre d'art. Cela suppose une nouvelle conception de la 芦聽vie聽禄 que doivent adopter et mettre de l'avant, ensemble, critiques et romanciers :

Si le critique anglais 茅tait moins apprivois茅, moins z茅l茅 dans sa d茅fense des droits de ce qu'il lui plait d'appeler la vie, le romancier se montrerait peut-锚tre plus intr茅pide. Il pourrait se d茅tacher de l'茅ternelle table o霉 le th茅 est servi, ainsi que des situations plausibles et grotesques qui sont cens茅es rendre compte du tout de l'aventure humaine. Mais alors l'histoire deviendrait bancale ; l'intrigue s'effondrerait ; la ruine s'abattrait sur les personnages. En bref, le roman pourrait se faire oeuvre d'art (Woolf 2008, p. 107).

Le roman, cet art de la vie.

Mais qu'entend exactement Virginia Woolf par 芦聽vie聽禄 ? Le concept est 脿 la fois central 脿 sa po茅tique du roman et tr猫s souvent mis 脿 mal, point茅 du doigt. Si les liens que le roman entretient avec la vie ne sont pas toujours des plus 茅vidents, il est clair que ceux-ci ne r茅sident jamais dans un simple rapport de repr茅sentation. Le roman est 脿 la fois similaire et diff茅rent de la vie ; il est une 芦聽cr茅ation qui comporte une certaine ressemblance avec la vie, ressemblance qui implique cependant de multiples simplifications et d茅formations聽禄 (Woolf 1992, p. 106). De la perspective du lecteur, le roman fait na卯tre en nous 芦聽nombre d'茅motions antagonistes et contradictoires. La vie entre en conflit avec quelque chose qui n'est pas la vie [鈥 Mais comme il s'agit l脿 tout de m锚me de quelque chose qui est partiellement de la vie, nous en jugeons comme nous jugeons de la vie聽禄 (Woolf 1992, p. 107).聽La romanci猫re n'est pas dupe des difficult茅s que pose le concept de 芦聽vie聽禄. Il s'agit d'un terme 茅quivoque et fuyant, mais Woolf le pr茅f猫re nettement 脿 celui de 芦聽r茅alit茅聽禄聽:

La vie 茅chappe, et peut-锚tre que sans la vie tout le reste est sans int茅r锚t. C'est un aveu d'impuissance que de devoir user d'un terme aussi vague, mais nous n'am茅liorons pas beaucoup de choses en parlant comme le font d'ordinaire les critiques, de r茅alit茅 (Woolf 2009, p. 11).

La vie, c'est d'abord tout ce 脿 quoi est expos茅 le romancier 脿 tous les jours et 脿 toutes les minutes de son existence, soit tout ce qui l'entoure, tout ce qui l'englobe et 脿 quoi il peut difficilement 茅chapper. L'omnipr茅sence de sa 芦聽mati猫re聽禄 distingue le romancier des autres artistes :

Le romancier 鈥 c'est 脿 la fois ce qui le distingue et le met en danger 鈥 est terriblement expos茅 脿 la vie. Les autres artistes, du moins en partie, se tiennent en retrait ; ils se barricadent dans la solitude pendant des semaines avec un plat de pommes et une bo卯te de couleurs, ou bien un rouleau de papier 脿 musique et un piano. Lorsqu'ils 茅mergent, c'est pour oublier et se distraire. Mais le romancier n'oublie jamais et il est rarement distrait. Il remplit son verre et allume sa cigarette, il appr茅cie vraisemblablement tous les plaisirs de la conversation et de la table, mais toujours avec la sensation qu'il est stimul茅 et manipul茅 par la mati猫re dont il tire son art. Un go没t, un son, un mouvement, quelques mots par-ci, un geste par-l脿, un homme qui entre, une femme qui sort [鈥 (Woolf 2008, p. 111).

Ainsi, de tous les arts, nous dit Woolf, le roman est tr猫s certainement celui qui s'approche le plus de la vie. La vie, nous venons de le voir, est la mati猫re m锚me du roman聽et en ce sens, un bon romancier doit 锚tre dou茅 芦聽d'un temp茅rament suffisamment r茅ceptif聽禄 (Woolf 2008, p. 113). Il doit 锚tre r茅ceptif 脿 ce qui le traverse, car par 芦聽vie聽禄 Woolf entend plus exactement les impressions que re莽oit continuellement le romancier, mais aussi les perceptions qui les produisent et les 茅motions (ou r茅actions) qu'elles suscitent. Le romancier, tel que Woolf le portraiture, est un 锚tre inond茅 d'impressions comme un 芦聽poisson au milieu de l'oc茅an ne peut emp锚cher l'eau de s'engouffrer dans ses ou茂es聽禄 (idem).

La romanci猫re d茅crit deux attitudes oppos茅es que le romancier peut adopter face 脿 cette 芦聽vie聽禄, ce flux d'impressions, dans lequel il baigne. Imaginons un instant un romancier assis en terrasse, devant une place urbaine. Une premi猫re attitude, r茅active, serait celle du retrait, celle du romancier qui ne veut pas tomber dans le pi猫ge de la vie聽: 芦聽il repos[e] son verre, se retir[e] dans sa chambre et soum[et] son troph茅e 脿 ces processus myst茅rieux gr芒ce auxquels la vie devient, comme le manteau chinois, capable de tenir par elle-m锚me聽禄 (Woolf 2008, p. 119). L'autre attitude serait celle de la submersion聽: le romancier reste boire son verre et il 芦聽observ[e] la vie de sa chaise et engendr[e] son livre 脿 partir de l'茅cume et de l'effervescence m锚me de ses 茅motions [鈥聽禄 (idem).

Or, lorsque prises s茅par茅ment, ces deux attitudes sont toutes deux mauvaises et m锚me nuisibles pour le genre romanesque. C'est que la premi猫re, symptomatique d'une peur, donne lieu 脿 une litt茅rature 茅teinte聽:聽

pour perdurer, chaque phrase doit receler, en son tr茅fonds, une petite 茅tincelle de feu que le romancier, en d茅pit du danger, doit 脿 mains nues extraire du brasier. Partant, sa situation est pr茅caire. Il doit s'exposer 脿 la vie ; il doit courir le risque d'锚tre entrain茅 au loin [鈥 (Ibid., p. 121).

Le probl猫me avec la seconde attitude, c'est qu'elle t茅moigne d'une mauvaise compr茅hension de ce qu'est la 芦聽vie聽禄. Le romancier qui se laisse aller 脿 cette attitude tentera de rendre compte de tout ce qu'il voit, de toutes les modes, stimuli, produits, expressions, habitudes, nouveaux moyens de transport, moeurs, saveurs, couleurs, bref de toutes les 芦聽nouvelles danses tr茅pidantes de la vie moderne聽禄 (Ibid., p. 120). Il agencera ce go没t du jour 脿 l'int茅rieur d'une intrigue fort probablement amoureuse. Le romancier devient alors esclave de l'茅poque 鈥 de son 茅poque 鈥 et s'茅loigne du m锚me coup de la v茅ritable vie聽:

l'auteur semble contraint, non pas par sa propre et libre volont茅, mais par quelque puissant tyran sans scrupules qui l'a r茅duit en esclavage, de fournir une intrigue, de fournir de la com茅die, de la trag茅die, de l'amour, de l'int茅r锚t et, enveloppant le tout, un air de probabilit茅 si impeccable que si tous ses personnages prenaient vie ils se trouveraient habill茅s jusqu'au dernier bouton de leur veste 脿 la mode du jour (Woolf 2009, p. 11).

La romanci猫re pr茅cise que ce n'est pas que l'entreprise ne soit pas p茅rilleuse et difficile聽ou qu'elle n'ait pas de 芦聽m茅rite聽禄, mais c'est plut么t que le travail du romancier qui adopte cette attitude 芦聽passera聽禄, exactement 芦聽tout comme passent l'ann茅e 1921 et les fox-trot, jusqu'脿 para卯tre trois ans plus tard aussi d茅mod茅 et ennuyeux que toute autre mode [鈥聽禄 (Woolf 2008, p. 120-121). Or il s'av猫re que pour Virginia Woolf, le v茅ritable roman, le roman de qualit茅, est justement un roman qui dure dans le temps. C'est sa qualit茅 de probit茅 sur laquelle nous reviendrons.

芦聽Regardons au-dedans聽禄聽: le travail sur la vie.

Le roman de l'avenir, c'est-脿-dire, comme elle l'appelle, le 芦聽roman moderne聽禄, s'int茅ressera au 芦聽contour plut么t qu'[au] d茅tail聽禄 (Woolf 2009, p. 80). Elle reprend cette id茅e et ce vocabulaire pictural quelques pages plus loin dans le m锚me article, dans ce qui, nous le croyons, permet d'entrer au coeur de son modernisme聽: 芦聽au lieu d'茅num茅rer des d茅tails il [le roman] mod猫lera des blocs聽禄 (Ibid., p. 86). Cette absence du d茅tail et cette pr茅sence des formes (ou comme elle le dit, des 芦聽contours聽禄 et des 芦聽blocs聽禄) serait garant de la puissance dramatique du roman dans la mesure o霉 cela permettrait de le d茅sengorger et de l'orienter vers l'essentiel. En effet, ce roman, nous dit Woolf, 芦聽fera peu usage de ce merveilleux pouvoir de rapporter les faits, l'un des attributs de la fiction. Il nous racontera tr猫s peu de choses sur les maisons, les revenus, les occupations des personnages聽; il aura peu de parent茅 avec le roman social ou le roman de moeurs聽禄 (Woolf 2009, p. 80-81). En d'autres termes, le roman 芦聽脿 venir聽禄, du moins tel qu'elle l'esp猫re et le con莽oit, aura compris que la v茅ritable 芦聽vie聽禄 se trouve au-del脿 des apparences de ce que l'on consid猫re souvent 锚tre la 芦聽vie聽禄 et qui, elle, est bien 芦聽impure聽禄聽:

脌 grands cris stridents, la vie clame sans cesse qu'elle constitue l'authentique aboutissement de la fiction et que, plus l'茅crivain la fr茅quente et se nourrit d'elle, plus son livre sera r茅ussi. Elle se garde pourtant bien d'ajouter qu'elle est extr锚mement impure ; et que le c么t茅 dont elle fait le plus parade ne pr茅sente, bien souvent, aucun int茅r锚t pour le romancier. L'apparence et le mouvement sont les app芒ts dont elle se sert pour l'attirer 脿 sa suite, comme si cela constituait son essence [鈥 (Woolf 2008, p. 119).

芦聽Regardons au-dedans聽禄, d茅cr猫te la romanci猫re (Woolf 2009, p. 11), car la vraie vie est int茅rieure et encore une fois, ici, le roman russe peut servir d'exemple聽au roman anglais, car 芦聽c'est l'芒me qui est le personnage central du roman russe聽禄 (Woolf 2009, p.聽24). La cons茅quence de ce d茅placement est 脿 ses yeux consid茅rable pour la tradition anglaise et tout particuli猫rement sur le plan de notre compr茅hension de ce qu'est l'art romanesque. En effet, 芦聽la substance propre au roman聽禄 devient soudainement 芦聽diff茅rente de ce que la coutume nous ferait croire聽禄 (Woolf 2009, p. 12). Dans un raisonnement similaire 脿 celui de Nathalie Sarraute dans聽L'猫re du soup莽on, la romanci猫re sugg猫re que devant notre nouvelle compr茅hension de ce qu'est la vie, les formes romanesques doivent, elles aussi, changer聽: 芦聽tout de suite une forme nouvelle devient n茅cessaire, difficile 脿 saisir pour nous, et incompr茅hensible pour nos pr茅d茅cesseurs聽禄 (Woolf 2009, p. 15). La mati猫re romanesque n'est plus l'茅poque ni l'intrigue amoureuse, mais le聽迟辞耻迟听: 芦聽tout est la substance propre au roman, tout sentiment, toute pens茅e ; toute qualit茅 de l'intellect ou de l'芒me nous sert ; nulle perception n'est 脿 茅carter聽禄 (Ibid., p. 17). C'est donc dire que cette substance propre n'existe pas.

Cependant, dit-elle, 芦聽l'effort de l'auteur sera pour g茅n茅raliser et synth茅tiser聽禄 (Ibid., p. 86) car cette totalit茅 suppose un travail聽sur la vie r茅alis茅 par le romancier. Celui-ci doit apprendre 脿 gouverner ses perceptions et ses impressions s'il veut arriver 脿 faire oeuvre, c'est-脿-dire qu'il doit les transformer, les transmuer en roman. Par-dessus tout, il s'agit de les ordonner et de les hi茅rarchiser : 芦聽La vie est soumise 脿 un millier de r猫gles et d'exercices. On lui serre la bride ; on l'茅touffe. On la m茅lange avec ceci, on l'affermit avec cela, on l'oppose 脿 quelque chose d'autre encore [鈥聽禄 (Woolf 2008, p. 112). C'est dire que le romancier doit, le moment venu, savoir se retirer dans sa chambre pour faire le tri. C'est ce moment o霉 芦聽son corps s'affermit聽禄 (Ibid., p. 121), c'est-脿-dire ce moment o霉 il fait barri猫re aux impressions, pour 茅crire. En d'autres termes, le romancier doit savoir combiner les deux attitudes pr茅c茅demment 茅voqu茅es car lorsque ce tri des impressions n'est pas fait, il demeure un romancier submerg茅 par l'茅poque聽:

l'茅crivain a pour t芒che de s茅lectionner un aspect et de faire en sorte qu'il en 茅voque vingt 鈥搖ne t芒che p茅rilleuse et difficile s'il en est, mais c'est 脿 cette seule condition que le lecteur est d茅livr茅 du grouillement confus de la vie et se trouve effectivement marqu茅 par l'aspect pr茅cis que l'茅crivain souhaite lui faire relever (Ibid., p. 118).

脡crire dans la solitude, 茅crire la solitude聽: l'茅motion comme fondement du roman.

Une fois de plus le roman russe sert ici de mod猫le car celui-ci, et tout particuli猫rement Dosto茂evski, sait ordonner la confusion, dans la cr茅ation d'un 芦聽monologue禄. Le terme n'est pas anodin puisque Virginia Woolf le reprend au sujet du roman anglais, parlant cette fois d'un 芦聽monologue de l'esprit聽禄 (stream of consciousness) qui ne peut trouver sa place dans le roman qu'脿 partir du moment o霉 on y laisse entrer notre relation 脿 la solitude. En effet, trop souvent le roman cherche 脿 exprimer les relations humaines, 脿 repr茅senter l'homme gr茅gaire, mais la relation de l'homme 鈥 ou de la femme 鈥 face 脿 lui-m锚me (ou 脿 elle-m锚me) est infiniment plus riche. Le roman pourra alors mieux s'int茅resser au

pouvoir de la musique, [脿] la sensation visuelle, [脿] l'effet que produit sur nous la forme d'un arbre, un jeu de couleurs, les 茅motions engendr茅es en nous par les foules, ces haines, ces terreurs obscures qui naissent d'une mani猫re si irrationnelle en certains lieux, ou que provoquent certaines gens, le plaisir du mouvement, l'ivresse du vin. Chaque instant est le centre et le lieu de rencontre d'un nombre extraordinaire de perceptions encore jamais exprim茅es. La vie est toujours et in茅vitablement toujours plus riche que nous qui essayons de l'exprimer (Woolf 2009, p. 86).

C'est pr茅cis茅ment en poussant dans cette voie, en tentant de mettre en sc猫ne l'individualit茅 face 脿 ces perceptions, ses impressions, ses 茅motions et les vertiges de son existence que le genre romanesque est le plus apte 脿 enrichir notre perception du monde, autre crit猫re du v茅ritable roman, de ce roman qui s'appr锚te 脿 advenir et celui qui est pleinement oeuvre d'art.

Ainsi, ce roman de l'avenir, ou ce roman souhait茅, que Woolf d茅crit dans son texte 芦聽Le pont de l'art聽禄 ressemblera 脿 la po茅sie, nous dit-elle, 芦聽dans la mesure o霉 il ne donnera pas seulement, ou pas principalement, les relations des gens entre eux et leurs activit茅s communes, comme le roman l'a fait jusqu'脿 pr茅sent, mais le rapport de l'esprit avec les id茅es g茅n茅rales et son monologue dans la solitude聽禄 (Ibid., p. 81). Et pour cela, le romancier doit savoir user de sa propre solitude car Woolf refuse de s茅parer l'exp茅rience de la cr茅ation. L'茅criture est li茅e 脿 une nouvelle mani猫re d'锚tre au monde et, inversement, il semble que pour renouveler le roman, il lui faut trouver une nouvelle mani猫re d'锚tre.

Les oeuvres de fiction dans lesquelles il n'y a pas d'intrigue sociale et/ou amoureuse peuvent para卯tre ennuyantes, conc猫de-t-elle. Elle prend ici l'exemple d'Un coeur simple de Flaubert, un texte extr锚mement ennuyeux si on le consid猫re sur le strict plan factuel. Mais quand on consid猫re ce m锚me texte 脿 partir du travail sur les impressions, l'oeuvre est tout autre聽: elle est le vecteur d'une 茅motion. La lecture de romans ayant 鈥 dans l'id茅al 鈥 脿 voir avec une accumulation d'impressions, le lecteur peut soudainement saisir, autour de phrases concentr茅es en sens, 芦聽pourquoi l'histoire a 茅t茅 茅crite聽禄 (Woolf 2008, p. 86). Elle donne en exemple ce moment o霉 la F茅licit茅 de Flaubert prie en regardant l'image du Christ et 芦聽de temps en temps se tournait un peu vers l'oiseau禄. Une fois la lecture d'Un coeur simple termin茅e, ajoute Woolf 芦聽il n'y a plus rien 脿 voir 鈥 mais tout 脿 ressentir聽禄 (Idem).

Ainsi, si le genre romanesque prend de la distance face 脿 l'茅poque et d茅laisse l'intrigue amoureuse, s'il entre 芦聽au-dedans聽禄, c'est ultimement pour mieux jouer sur le terrain de l'茅motion, premier crit猫re du v茅ritable roman. Et, pr茅cise-t-elle, s'il y a quelque chose comme 芦聽un livre en soi聽禄 derri猫re le r茅cit factuel du roman, il se cache au-del脿 des apparences, c'est-脿-dire de 芦聽la forme visible聽禄 et rel猫ve plut么t de 芦聽l'茅motion ressentie聽禄. 芦聽Plus la sensation de l'茅crivain est intense, plus son expression en mots sera exacte, sans faille ni f锚lure聽禄 (Woolf 2008, p. 86), ajoute-t-elle. C'est cette exactitude qui fait de Tolsto茂 le plus grand romancier, car, certaines sc猫nes de聽Guerre et paix,聽nous dit-elle, atteignent ce point de clart茅 o霉 芦聽le sentiment et le bonheur intense qui nous est communiqu茅 est tel que nous fermons le livre pour mieux sentir聽禄 (Woolf 2009, p. 29).

Exprimer le personnage romanesque聽: 芦聽Mrs Brown聽禄 ou la nature humaine.

Le personnage romanesque est une pr茅occupation centrale chez la plupart des romanciers que nous avons 芦聽rencontr茅s聽禄 dans le cadre de nos travaux au TSAR. Virgina Woolf ne fait pas exception mais elle n'en parle pas beaucoup dans la grande majorit茅 de ses textes critiques, sauf dans l'un d'entre eux, 芦聽Mr Bennett et Mrs Brown聽禄, o霉 elle d茅veloppe sa philosophie du personnage romanesque, laquelle est intimement li茅e 脿 la vie. D'abord elle dit chercher 脿 comprendre (et 脿 expliquer) ce qui fait que l'茅tude du personnage est pour le romancier une 芦聽poursuite absorbante聽禄 et que 芦 r茅v茅ler un personnage devient une obsession聽禄 (Ibid., p. 47). Mais pour ce faire, elle entraine son lecteur sur le terrain du r茅cit聽: elle nous 芦聽racont[e] [une] histoire toute simple聽禄 qui n'est qu'芦聽en apparence insignifiante聽禄 (Ibid., p. 47). Elle se met en sc猫ne dans un train o霉 se trouvent 芦聽Mr Bennett聽禄 (soit le romancier Arnold Bennett) et, dans le fond du wagon, une vieille dame 芒g茅e qu'elle d茅cide d'appeler, pour les besoins du r茅cit, 芦 Mrs Brown聽禄聽:

C'茅tait une de ces vieilles dames propres, r芒p茅es, dont l'ordre extr锚me 鈥 tout boutonn茅, ajust茅, attach茅, raccommod茅, bross茅 鈥 sugg猫re l'extr锚me pauvret茅 plus que ne le feraient les haillons et la salet茅. Il y avait en elle quelque chose de contraint 鈥 un air de souffrance, d'appr茅hension, et par surcro卯t elle 茅tait tr猫s, tr猫s petite. [鈥 J'avais l'impression qu'elle n'avait personne pour l'aider, qu'elle devait prendre ses d茅cisions toute seule, qu'abandonn茅e ou veuve, depuis des ann茅es, elle avait men茅 une vie anxieuse聽[鈥 (Woolf 2009, p.聽48)

La romanci猫re dit d茅velopper instantan茅ment une obsession pour cette personne vuln茅rable, 脿 la fois si commune et si unique, ce personnage potentiel聽qu'est 芦聽Mrs Brown聽禄 : 芦聽L'impression qu'elle faisait 茅tait irr茅sistible. Cela se r茅pandait comme un courant d'air, comme une odeur聽禄. (Ibid., p. 51). Et d茅j脿 la romanci猫re se met 脿 l'imaginer dans des situations diverses : 芦聽Je la voyais dans une maison au bord de la mer, parmi les bibelots bizarres聽: oursins, petits bateaux dans des bouteilles聽禄. Elle 茅voque m锚me les 芦聽d茅corations de son mari聽禄 qui 芦聽茅taient sur la chemin茅e聽禄. Woolf poursuit, dans ce qui est d茅j脿 le germe d'un r茅cit聽: 芦聽Elle entrait et sortait聽; se perchait au bord d'une chaise, picorait dans des soucoupes, se laissait aller 脿 de longues pauses, les yeux fixes, dans le silence聽禄 (Ibid., p. 51). Car la chose importante, 脿 ce stade, c'est 芦聽de cr茅er son personnage, de se baigner dans son atmosph猫re聽禄 (idem).

Mrs Brown devient tr猫s rapidement plus qu'elle-m锚me聽dans ce texte聽: elle devient sans surprise 芦聽l'esprit qui nous fait vivre, la vie elle-m锚me聽禄 (Ibid., p. 70), mais aussi l'enjeu permettant 脿 Woolf de discuter de la cr茅ation de personnages chez les romanciers contemporains (les romanciers edwardiens), incarn茅s ici en Arnold Bennett. 芦聽Mr Bennett n'a jamais regard茅 une seule fois Mrs Brown dans son coin. Elle est l脿 dans le coin du compartiment聽禄, 茅crit Woolf, soulignant par-l脿 que les romanciers contemporains, aveugl茅s par les merveilles de l'茅poque, ne passent 脿 c么t茅 de rien de moins que la聽芦聽nature humaine聽禄聽:

Mrs Brown est 茅ternelle, Mrs Brown c'est la nature humaine, Mrs ne change qu'脿 la surface 鈥 ce sont les romanciers qui passent聽; elle est l脿, assise, et pas un des romanciers edwardiens ne l'a seulement regard茅e. Avec beaucoup d'acuit茅, de curiosit茅 et de sympathie, ils ont regard茅 la porti猫re聽; ils ont regard茅 les fabriques, les Utopies, m锚me la d茅coration et les capitonnages du compartiment, mais jamais elle, jamais la vie, jamais la nature humaine聽禄 (Ibid., p. 60).

Puisque, comme nous l'avons vu, la conception du roman qui est celle de Virginia Woolf passe aussi par un id茅al de lecture et de critique, ainsi s'adresse-t-elle 脿 ses lecteurs聽: 芦聽votre r么le, c'est d'exiger que les 茅crivains descendent de leurs plinthes et de leurs pi茅destals et d茅crivent d'une mani猫re belle et possible, vraie en tous cas, notre Mrs Brown聽禄 (Ibid., p. 69). Et ce manifeste pour le personnage vivant s'inscrit dans une conscience historique aigu毛 鈥 elle identifie, dans ce texte, 1910 comme l'ann茅e de tous les changements 鈥 et dans un souci pour l'avenir聽: 芦聽Nous sommes en train de vaciller au bord d'une des grandes 茅poques de la litt茅rature anglaise. Mais nous n'y entrerons que si nous sommes r茅solus 脿 ne jamais, jamais abandonner Mrs. Brown聽禄 (Woolf 2009, p. 70).

Partie 2. Le roman au f茅minin.

Raconter ces 芦聽vies infiniment obscures聽禄聽: femmes r茅elles聽惫蝉听personnages f茅minins.

Il est certain que ce n'est pas faute du hasard si la romanci猫re, pour nous parler du personnage romanesque, choisit de brosser le portrait d'une vielle femme soucieuse et vuln茅rable. D'abord, il faut dire que la pens茅e de Virginia Woolf au sujet du roman au f茅minin rejoint deux grandes pr茅occupations, soit, selon ses mots, 芦聽les oeuvres de fictions produites par les femmes聽禄 et 芦聽celles les repr茅sentant聽禄 (Woolf 1983, p. 9). M锚me si Woolf ne le formule pas comme tel, on devine que sa Mrs Brown, si elle la d茅veloppait dans une oeuvre romanesque 鈥 ce qu'elle dit par ailleurs regretter de ne pas avoir fait聽: 芦聽J'ai laiss茅 ma Mrs Brown me filer entre les doigts. Je ne vous ai rien dit sur elle聽禄 (Woolf 2009, p. 63) 鈥 aurait non seulement constitu茅 un personnage romanesque id茅al, mais aussi un personnage f茅minin digne de faire contrepoint aux personnages f茅minins tels qu'ils se pr茅sentent trop souvent dans les oeuvres de fiction.

En effet, dans聽Une chambre 脿 soi, Woolf s'int茅resse, entre autres, 脿 la mani猫re dont les romanciers repr茅sentent les femmes dans leurs oeuvres et, partant, au d茅calage persistant entre l'existence des femmes r茅elles et les cr茅atures fictionnelles聽:

dans la fiction, elle domine la vie des rois et des conqu茅rants ; en fait, elle 茅tait l'esclave de n'importe quel gar莽on [鈥. Quelques-unes des paroles les plus inspir茅es, quelques-unes des pens茅es les plus profondes de la litt茅rature tombent de ses l猫vres ; dans la vie pratique, elle pouvait tout juste lire, 脿 peine 茅crire, et 茅tait la propri茅t茅 de son mari (Woolf 1992, p. 56).

Tr猫s souvent, dans les romans, les femmes sont envisag茅es depuis la perspective masculine et le premier effet en est que les personnages f茅minins manquent 茅norm茅ment de profondeur car, nous dit Woolf, 芦聽un homme, et m锚me Proust, est terriblement handicap茅 et partial dans sa connaissance des femmes, comme une femme l'est dans sa connaissance des hommes聽禄 (Woolf 1992, p. 125). Mais pire encore, les femmes nous sont donn茅es dans la relation qu'elles entretiennent avec les hommes, c'est-脿-dire d'amoureuses, de femmes inaccessibles, de m猫res :

il est 茅trange de penser que jusqu'脿 Jane Austen, toutes les femmes importantes de la fiction furent, non seulement uniquement vues par des hommes, mais encore uniquement dans leurs rapports avec les hommes. [鈥 D'o霉, peut-锚tre, la nature particuli猫re des femmes fictives ; les 茅tonnants extr锚mes de leur beaut茅 et de leur horreur ; leurs alternatives de bont茅 c茅leste et de d茅pravation diabolique 鈥 car c'est ainsi qu'un amoureux les verrait [鈥 Imaginez, par exemple, que les hommes aient 茅t茅 repr茅sent茅s dans la litt茅rature sous leur aspect d'amants des femmes et jamais sous celui d'amis des hommes, de soldats, de penseurs, de r锚veurs (Ibid., p. 124-125).

Or le probl猫me, se d茅sole-t-elle, c'est que ces rapports avec les hommes 芦聽ne constituent qu'une petite partie de leur vie!聽禄 (idem). La romanci猫re souhaite que les romans 脿 venir s'attardent 脿 la vie ordinaire des femmes ordinaires, celle 芦聽des marchandes de violettes ou des vendeuses d'allumettes, celle des vieilles pos茅es sous les porches, celle des femmes en d茅rive [鈥聽禄 (Ibid., p. 134) ; qu'ils s'y attardent en elles-m锚mes et pour elles-m锚mes. Dans la d茅ambulation londonienne qui marque la trame d'Une chambre 脿 soi, ces 芦聽vies infiniment obscures聽禄, celles des 芦聽femmes au coin des rues聽禄, finissent par s'incarner, non pas, cette fois, dans 芦聽Mrs Brown聽禄, mais dans une jeune fille se trouvant derri猫re le comptoir de la boutique o霉 l'auteure dit 锚tre entr茅e. Woolf 茅crit聽: 芦聽j'aimerais autant conna卯tre sa v茅ridique histoire que la cent cinquanti猫me biographie de Napol茅on [鈥聽禄 (Ibid., p. 135).

脡crire dans un monde d'hommes聽: les valeurs et le monde moral.

C'est cependant la question de la production des oeuvres romanesques par les femmes qui retient davantage l'attention de Virgina Woolf lorsqu'il s'agit pour elle de penser le roman au f茅minin. 脌 ce titre, un premier grand probl猫me sous-jacent 脿 la place des romanci猫res dans la tradition britannique est que celles-ci 茅crivent dans un monde d'hommes, c'est-脿-dire un monde dont les valeurs (et l'ordre moral qui les sous-tend) sont masculines. Or, pour Woolf, les hommes et les femmes n'ont pas les m锚mes valeurs聽: une femme accordera de l'importance 脿 quelque chose 芦 qu'un homme jugerait insignifiant聽禄 (Woolf 1983, p. 16.). Pour le dire tr猫s simplement, 芦聽les hommes d茅crivent des batailles et les femmes des accouchements聽禄 (Ibid., p. 42). Or parce que les valeurs masculines dominent, les sujets des romanciers apparaissent comme plus int茅ressants que ceux des romanci猫res聽:

puisqu'un roman est 脿 ce point en liaison avec la vie r茅elle ses m茅rites sont dans une certaine mesure ceux de la vie r茅elle. Or il est 茅vident que l'茅chelle de valeurs des femmes est souvent diff茅rente de celle 茅tablie par l'autre sexe et c'est bien naturel. Cependant ce sont les valeurs masculines qui dominent. [鈥 Et il est in茅vitable que ces valeurs soient transport茅es de la vie dans la fiction. [鈥 Une sc猫ne sur un champ de bataille est plus importante qu'une sc猫ne dans une boutique禄 (Woolf 1992, p 109-110).

Mais par-dessous tout, ce qu'il y a de pire avec ce code de valeurs emp锚chant la pleine r茅alisation du roman au f茅minin, c'est qu'il fait planer sur l'茅criture des femmes une s茅rie de conventions sujettes 脿 les censurer. Afin d'expliquer cela, Woolf plonge au fond d'elle- m锚me et fait son autoportrait en romanci猫re聽: 芦聽je veux que vous m'imaginiez 茅crivant un roman, en 茅tat second. Je veux que vous imaginiez une jeune fille install茅e devant un encrier o霉, durant des minutes, sinon des heures enti猫res, elle ne trempera pas la plume qu'elle a en main聽禄 (Woolf 1983, p. 30). Cette jeune fille est alors en 茅tat de compl猫te 芦聽l茅thargie聽禄, tout comme 芦聽un p锚cheur [est] perdu dans ses r锚ves, au bord d'un lac profond o霉 il a jet茅 sa ligne聽禄聽:

Elle laisse son imagination d茅river librement autour de chaque rocher, chaque crevasse du monde submerg茅 dans les profondeurs de son inconscient. Alors se produit l'exp茅rience en question, exp茅rience s没rement plus courante chez les romanci猫res que chez les romanciers. Elle sent la ligne filer entre ses doigts. Son imagination s'est 茅lanc茅e, sondant les eaux, les fonds, les sombres profondeurs o霉 sommeillent les grands poissons. Alors survient un choc聽: une v茅ritable explosion, suscitant force 茅cume et force affolement. Son imagination vient de rencontrer une r茅sistance. Brutalement tir茅e de son r锚ve, la jeune fille se trouve dans une vive et profonde d茅tresse. Pour parler cr没ment, elle vient de songer 脿 quelque chose 鈥 脿 quelque chose touchant au corps et aux passions dont une femme ne peut d茅cemment parler, sans choquer les hommes. C'est du moins ce que lui souffle sa raison. Que diraient les hommes d'une femme r茅v茅lant ses passions ? [鈥 Plus question d'茅crire. Plus question de r锚ver. Son imagination est bloqu茅e (Woolf 1983, p. 30).

Il y a quelque chose qui freine, voire bloque, les romanci猫res d猫s qu'il est question d'investir le domaine du d茅sir. Cons茅quemment, les romanci猫res 芦聽p芒ti[ssent] de l'extr锚me conformisme de l'autre sexe聽禄 (Woolf 1983, p. 30), nous dit Woolf dans ce texte de 1931, o霉 elle avoue p芒tir elle-m锚me de ce code moral victorien et ne pas s'en 锚tre encore d茅barrass茅e.

脡crire dans le grief et la col猫re ou l'impossible roman au f茅minin avant le XIXe si猫cle.

Aux c么t茅s de cet obstacle moral, le roman au f茅minin rencontre, selon Woolf, tout au long de son histoire, un obstacle 茅conomique de taille. C'est que, dit-elle, on regarde trop souvent les oeuvres, sans s'attarder aux conditions mat茅rielles qui les produisent. Ainsi, puisque 芦聽le roman est semblable 脿 une toile d'araign茅e, attach茅e tr猫s l茅g猫rement peut-锚tre, mais enfin attach茅e 脿 la vie par ses quatre coins聽禄 (Woolf 1992, p. 64), une r茅flexion sur le roman au f茅minin ne peut faire l'茅conomie de la pauvret茅 effective dans laquelle vivent les femmes, ce qui l'occupe grandement dans聽Dans une chambre 脿 soi. Elle raconte par exemple n'avoir pu v茅ritablement commenc茅 脿 茅crire qu'en touchant une rente donn茅e par sa tante, atteignant du coup une certaine ind茅pendance financi猫re car avant, au mieux, elle 芦聽mendiait d'茅tranges travaux aux journaux, en faisant ici un reportage sur une exposition de baudets聽[鈥 禄 (Ibid., p. 56). Elle pose de front la question suivante : 芦聽Pourquoi les hommes boivent-ils du vin et les femmes de l'eau ? Pourquoi un sexe est-il si prosp猫re et l'autre si pauvre ? Quel est l'effet de la pauvret茅 sur le roman ? 禄 (Woolf 1992, p. 40). En d'autres termes, quel est le lien entre les conditions de vie des femmes et leur cr茅ation litt茅raire? Sa r茅ponse tient en une ligne聽: 芦聽la libert茅 intellectuelle d茅pend des choses mat茅rielles聽禄 (Ibid., p. 156).

En effet, avant le XIXe si猫cle, l'histoire du roman au f茅minin existe par la n茅gative, par son impossibilit茅, et se trouve cach茅e dans des journaux intimes 芦聽serr茅s dans de vieux tiroirs聽禄 (Woolf 1983, p. 10). Les femmes qui tentent d'茅crire s'en sentent emp锚ch茅es, elles sont en lutte contre elles-m锚mes, et celles qui ont l'esprit pour le faire, comme l'hypoth茅tique soeur de Shakespeare dans聽Une chambre 脿 soi, sont 芦聽contraintes 脿 la col猫re et 脿 l'amertume聽禄 (Woolf 1992, p. 90). Loin d'锚tre un 茅tat esprit qui favorise la cr茅ation, cet 芦聽acharnement 脿 se lib茅rer聽禄 a toujours sur l'art, nous dit Woolf, 芦聽un effet d茅sastreux聽禄. (Ibid., p. 41). Au contraire, la cr茅ation exige un esprit 芦聽merveilleusement libre聽禄 (Woolf 1992, p. 85) comme celui de Shakespeare, c'est-脿-dire un esprit pouvant juger dans la distance, la nuance et la complexit茅. La 芦聽structure tout enti猫re聽禄 des grands romans c茅l猫bres, nous dit Woolf, 芦聽est d'une complexit茅 infinie parce que pr茅cis茅ment elle est faite de multiples jugements, d'茅motions multiples et diverses聽禄 (Ibid., p. 107). Cette complexit茅 est garante de 芦聽probit茅聽禄 pour le roman, c'est-脿-dire en un premier sens, de 芦聽la conviction qu'il vous inspire que sa fiction est la v茅rit茅聽禄 (Idem). Mais la probit茅 est aussi un gage de p茅rennit茅, soit du fait qu'un roman donn茅, en vertu de toutes ces qualit茅s, survivra au temps, comme聽Guerre et paix.聽Or, malheureusement, en en ayant des griefs personnels, les femmes au XVIe, XVIIe et XVIIIe si猫cle ne peuvent atteindre cette distance et cette complexit茅 dans le jugement. Woolf pointe n茅anmoins l'oeuvre d'Aphra Behn qui ouvrira la voie 脿 des successeurs prodigieuses聽: Jane Austen, les soeurs Bront毛 et George Eliot car 鈥 et ici nous entrons pleinement dans la pens茅e historique de Woolf 鈥 芦聽les chefs d'oeuvres ne sont pas n茅s seuls et dans la solitude ; ils sont le r茅sultat de nombreuses ann茅es de pens茅es en commun, de pens茅es 茅labor茅es par l'esprit d'un peuple entier聽禄 (Woolf 1992, p. 85).

脡crire dans le salon commun聽ou le roman par d茅faut.

Le d茅but du XIXe si猫cle聽anglais constitue aux yeux de Virginia Woolf un v茅ritable miracle litt茅raire, un moment 芦聽d'extraordinaire efflorescence romanesque聽禄 (Woolf 1983, p. 11-12), car c'est l'茅poque o霉 les femmes commencent 脿 ne plus 茅crire dans la col猫re. Plus pr茅cis茅ment, la femme de la petite bourgeoise se met 脿 茅crire. Or ces quatre grandes romanci猫res anglaises que nous venons d'茅voquer et sur lesquelles Woolf revient constamment, n'ont dit-elle, rien en commun sauf justement le fait d'茅crire des romans. Elles sont des romanci猫res extr锚mement diff茅rentes, mais que 芦聽tout destinait 脿 la m锚me carri猫re聽禄 (Woolf 1983, p. 12), car le roman est, soutient-elle, le genre qui, de tous les genres, exige le moins de concentration聽:

comme il l'est encore de nos jours, le roman 茅tait alors la forme la plus accessible aux femmes. La chose s'explique ais茅ment. Il n'est pas de forme exigeant moins de concentration que le roman, qu'on peut abandonner plus ais茅ment qu'un po猫me ou une pi猫ce de th茅芒tre. George Eliot n茅gligeait son oeuvre pour soigner son p猫re. Charlotte Bront毛 posait la plume pour 茅plucher les pommes de terre (Ibid., p. 12).

En effet, le roman est le seul genre qui supporte l'interruption constante et donc il 茅tait le seul genre susceptible d'锚tre pratiqu茅 dans le salon commun, seule pi猫ce dont disposaient les femmes pour 茅crire聽: 芦聽Si une femme 茅crivait, elle devait le faire dans le salon commun. Et sans cesse on interrompait son travail. [鈥聽Encore 茅tait-il plus facile d'茅crire ainsi en prose et une oeuvre de fiction, que de composer un po猫me ou une pi猫ce de th茅芒tre (Woolf 1992, p. 99). D猫s lors, Woolf croit que certaines de celles que l'on consid猫re aujourd'hui comme les plus grandes romanci猫res britanniques pratiquaient, en quelque sorte, le roman par d茅faut. Mais, en m锚me temps, la dynamique m锚me du salon commun a impr茅gn茅 leurs oeuvres. Le salon commun les a pour ainsi dire form茅es au roman聽car 芦聽脿 force de vivre dans son salon et avec tout son entourage, une femme exer莽ait son esprit 脿 l'observation et 脿 l'analyse du caract猫re 鈥 autant de motifs la destinant donc 脿 锚tre romanci猫re, et non po茅tesse聽禄 (Woolf 1983, p. 12). Le salon commun, dit-elle, 芦聽avait affin茅 la sensibilit茅 f茅minine聽禄 en poussant les romanci猫res 脿 porter une grande attention au sentiment des autres, tandis que 芦聽le jeu des relations personnelles se d茅roulait sans cesse devant elle聽禄 (Woolf 1992, p. 100).

Le salon commun a fait de bons romans, mais il n'a fait pas les meilleurs romans. C'est que ces romans, dit-elle, 芦聽p芒tissent du manque d'exp茅rience en certains domaines, interdit aux femmes en raison de leur sexe. En mati猫re de fiction, l'exp茅rience est chose d茅cisive聽禄 (Woolf 1983, p. 12-13). C'est ce qui, d猫s lors, rejoint la question de la probit茅 car 芦聽les meilleurs romans de Conrad n'auraient pas vu le jour s'il n'avait pas pu 锚tre marin. 脭tez-en tout ce que Tolsto茂 avait appris de la guerre en tant que soldat [鈥 别迟听Guerre et Paix聽s'en trouvera substantiellement appauvri聽禄 (Ibid., p. 13).

Conclusion. L'avenir du roman au f茅minin et l'id茅al du roman androgyne.

Virginia Woolf conc猫de que les romanci猫res anglaises du d茅but du XIXe si猫cle ont aussi adopt茅 le roman parce qu'il s'agit d'un genre souple, ind茅fini. Alors que 芦聽tous les anciens genres litt茅raires s'茅taient durcis et avaient pris une forme d茅finie avant que la femme dev卯nt 茅crivain聽禄, seul le roman, dit-elle, 茅tait 芦聽assez jeune pour 锚tre mall茅able entre ses mains聽禄 (Woolf 1992, p. 115). Cette ind茅termination et cette souplesse propre au roman, deux caract茅ristiques qui viennent compl茅ter notre tour d'horizon de la pens茅e du genre romanesque chez Virginia Woolf, ouvre la porte 脿 la question de l'avenir du roman au f茅minin, sur laquelle nous terminerons ce travail. Pour Woolf, il ne fait聽芦聽nul doute聽禄 qu'un jour 芦聽la femme changer[a] la forme du roman pour ses fins 脿 elle, quand elle aura la libert茅 de ses mouvements聽禄 (Idem). Mais comment sera ce roman au f茅minin 芦聽脿 venir聽禄 ? En guise de conclusion, voyons s'il rejoint ce roman esp茅r茅, reposant sur un travail de contours, sur un acc猫s privil茅gi茅 脿 la v茅ritable vie 鈥 celle qui est int茅rieure 鈥, avec lequel nous avons fait connaissance dans la premi猫re partie de ce travail.

D'abord Woolf 茅voque, et d'une mani猫re assez myst茅rieuse, le fait qu'il se 芦聽moulera聽禄 sur le 芦聽corps聽禄 de l'auteure. Les romans des femmes seront 芦聽plus courts, plus concentr茅s que ceux des hommes, et concis de telle sorte qu'ils ne demanderaient pas de longues heures de travail appliqu茅 et ininterrompu, car il y aura toujours des interruptions聽禄 (Woolf 1992, p. 115). Le roman au f茅minin esp茅r茅 sera aussi moins centr茅 sur son auteure 芦聽que sur d'autres femmes聽禄 鈥 peut-锚tre bien une Mrs Brown 鈥 au contraire des romans du d茅but du XIXe si猫cle qui 茅taient 芦聽largement autobiographiques聽禄 (Woolf 1983, p. 16). Ce seront des romans o霉 les femmes commenceront 脿 芦聽parler des femmes comme nul n'en a jamais parl茅聽禄 (Ibid., p. 16), c'est-脿-dire qu'elles n'h茅siteront pas 脿 parler du d茅sir, mais aussi 脿 aller l'int茅rieur, 脿 traverser les apparences.

Enfin 鈥 et voil脿 ce qui rejoint pleinement les consid茅rations esth茅tiques plus g茅n茅rales de Woolf au sujet du monologue de l'esprit, du travail sur les impressions, de notre relation 脿 la solitude 鈥, le roman au f茅minin sortira de l'intrigue sentimentale et de la repr茅sentation r茅aliste. 芦聽Les romanci猫res d茅passeront l'obsession du r茅el, la minutieuse observation des menus d茅tails. Au-del脿 des rapports individuels et sociaux, elles poseront les vastes probl猫mes que tente de r茅soudre le po猫te聽: celui de notre destin茅e et du sens de notre existence聽禄 (Ibid., p. 18), 茅crit-elle.Nous avons aussi vu, dans la premi猫re partie de ce travail, que la question de l'茅motion 茅tait centrale au genre romanesque. Le roman ne devrait jamais tomber dans l'avalanche d'茅motions, mais arriver 脿 transmettre les quelques 茅motions essentielles avec la clart茅 d'Un coeur simple聽et de聽Guerre 别迟听Paix. De la m锚me fa莽on, le roman au f茅minin ne sera plus un 芦聽d茅versoir d'茅motions personnelles聽禄 (Ibid., p. 18-19), mais il traduira 芦聽les 茅motions f茅minines sans amertume et sans emphatiser la f茅minit茅 禄 (Ibid., p. 17) car 芦聽tout d茅sir orgueilleux ou honteux de souligner consciemment que l'auteur est homme ou femme est, plus qu'irritant, superflu聽禄 (Ibid., p. 41).

Bibliographie

Ouvrages cit茅s
Afin de pouvoir fournir des citations en fran莽ais, nous avons travaill茅 avec聽les traductions des textes de Woolf. Depuis 1979, il y a un engouement notable pour les textes critiques de Virginia Woolf dans le monde de l'茅dition fran莽aise. Si bien s没r la totalit茅 de ces textes n'a pas 茅t茅 traduite, ceux qui concernent en propre le roman l'ont 茅t茅.

Une chambre 脿 soi,聽trad. de l'anglais par Clara Malraux, Paris, 10/18 coll. 芦聽Biblioth猫que 10/18聽禄, 1992 [1977].

"Le roman moderne", dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la pr茅face d'Agn猫s Desarthe, Paris, Seuil, coll. 芦聽Signature Points聽禄, 2009, p. 7-17 [1979].

芦聽Mr Bennett et Mrs Brown聽禄, dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la pr茅face d'Agn猫s Desarthe, Paris, Seuil, coll. 芦聽Signature Points聽禄, 2009, p.-44-70 [1979].

"Le pont 茅troit de l'art", dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la pr茅face d'Agn猫s Desarthe, Paris, Seuil, coll. 芦聽Signature Points聽禄, 2009, p-71-87, [1979].

芦聽Les femmes et la fiction聽禄, dans Les fruits 茅tranges et brillants de l'art, traduit de l'anglais par Sylvie Durastanti, Paris, 茅ditions Des Femmes, 1993, p. 9-19, [1979].

芦聽De la relecture des romans聽禄, dans L'茅crivain et la vie, trad. de l'anglais par 脡lise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. 芦聽Petite biblioth猫que聽禄, 2008, p. 79-95.

"L'Art de la fiction", dans L'茅crivain et la vie, trad. de l'anglais par 脡lise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. 芦聽Petite biblioth猫que聽禄, 2008, p. 99-108.

"L'茅crivain et la vie", dans L'茅crivain et la vie, trad. de l'anglais par 脡lise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. 芦聽Petite biblioth猫que聽禄, 2008, p. 111-121.

Citations

Une chambre 脿 soi,聽trad. de l'anglais par Clara Malraux, Paris, 10/18 coll. 芦聽Biblioth猫que 10/18聽禄, 1992 [1977].
芦聽Il est indispensable qu'une femme poss猫de quelque argent et une chambre 脿 soi si elle veut 茅crire une oeuvre de fiction聽禄 (p. 8).

芦聽[L]es chefs d'oeuvres ne sont pas n茅s seuls et dans la solitude ; ils sont le r茅sultat de nombreuses ann茅es de pens茅es en commun, de pens茅es 茅labor茅es par l'esprit d'un peuple entier聽禄 (p. 85).

芦聽Si une femme 茅crivait, elle devait le faire dans le salon commun. Et sans cesse on interrompait son travail [鈥聽Encore 茅tait-il plus facile d'茅crire ainsi en prose et une oeuvre de fiction, que de composer un po猫me ou une pi猫ce de th茅芒tre. Le roman demande moins de concentration 禄 (p. 99).

芦聽La sensibilit茅 f茅minine avait 茅t茅, depuis des si猫cles, affin茅e par l'influence du salon commun. Les sentiments des autres 锚tres marquaient les femmes ; le jeu des relations personnelles se d茅roulaient sans cesses devant elles ; c'est pourquoi, quand la femme de la bourgeoisie se mit 脿 茅crire, elle 茅crivit des romans, bien que de toute 茅vidence deux des femmes c茅l猫bres cit茅es ici ne fussent pas, de nature, des romanci猫res聽禄. (p. 100)

Le roman comme 芦聽cr茅ation qui comporte une certaine ressemblance avec la vie, ressemblance qui implique cependant de multiples simplifications et d茅formations聽禄 ( p. 106).

Le roman 芦聽fait na卯tre en nous nombre d'茅motions antagonistes et contradictoires. La vie entre en conflit avec quelque chose qui n'est pas la vie聽禄 (p. 106).

芦聽Et puisqu'un roman est 脿 ce point en liaison avec la vie r茅elle ses m茅rites sont dans une certaine mesure ceux de la vie r茅elle. Or il est 茅vident que l'茅chelle de valeur des femmes est souvent diff茅rente de celle 茅tablie par l'autre sexe et c'est bien naturel. Cependant ce sont les valeurs masculines qui dominent. [鈥 Et il est in茅vitable que ces valeurs soient transport茅es de la vie dans la fiction. [鈥 Une sc猫ne sur un champ de bataille est plus importante qu'une sc猫ne dans une boutique [鈥聽禄 (p. 110).
"Le roman moderne", dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la pr茅face d'Agn猫s Desarthe, Paris, Seuil, coll. 芦聽Signature Points聽禄, 2009, p. 7-17 [1979].
芦聽La vie 茅chappe, et peut-锚tre que sans la vie tout le reste est sans int茅r锚t. C'est un aveu d'impuissance que de devoir user d'un terme aussi vague mais nous n'am茅liorons pas beaucoup de choses en parlant comme le font d'ordinaire les critiques, de r茅alit茅聽禄. (p. 11)

[Dans le roman de la r茅alit茅]聽: 芦聽L'auteur semble contraint, non pas sa propre et libre volont茅 mais par quelque puissant tyran sans scrupules qui l'a r茅duit en esclavage, de fournir une intrigue, de fournir de la com茅die, de la trag茅die, de l'amour, de l'int茅r锚t et, enveloppant le tout, un air de probabilit茅 si impeccables que si tous ses personnages prenaient vie ils se trouveraient habill茅s jusqu'au dernier bouton de leur veste 脿 la mode du jour聽禄. (p. 11).

芦聽la 鈥渟ubstance propre au roman鈥 n'existe pas. Tout est la substance propre au roman, tout sentiment, toute pens茅e ; toute qualit茅 de l'intellect ou de l'芒me nous sert ; nulle perception n'est 脿 茅carter聽禄 (p. 17).
芦聽Mr Bennett et Mrs Brown聽禄, dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la pr茅face d'Agn猫s Desarthe, Paris, Seuil, coll. 芦聽Signature Points聽禄, 2009, p.-44-70 [1979].
芦 L'茅tude du personnage devient pour le romancier une poursuite absorbante聽; r茅v茅ler un personnage devient une obsession. [鈥 quelle est cette impulsion qui les presse si puissamment, de temps 脿 autre, d'incarner dans leur livre l'id茅e qu'ils en ont聽禄 (p. 47).

芦聽Je crois que tous les romans commencent avec une vieille dame dans le coin en face. Autrement dit, je crois que tous les romans ont affaire au personnage et que c'est pour exprimer les personnage 鈥 pas pour pr锚cher des doctrines, chanter des chansons ou c茅l茅brer les victoires de l'empire britannique 鈥 que la forme du roman, si lourde, si verbeuse, si peu dramatique, si riche, si 茅lastique, si vivante, s'est d茅velopp茅e聽禄. (p. 52).

芦聽La chose importante c'茅tait de cr茅er son personnage, de se baigner son atmosph猫re聽禄 ( p. 51).

芦聽Nous sommes en train de vaciller au bord d'une des grandes 茅poques de la litt茅rature anglaise. Mais nous n'y entrerons que si nous sommes r茅solus 脿 ne jamais, jamais abandonner Mrs. Brown聽禄 (p. 70).
"Le pont 茅troit de l'art", dans L'art du roman, trad. de l'anglais par Rose Celli, avec la pr茅face d'Agn猫s Desarthe, Paris, Seuil, coll. 芦聽Signature Points聽禄, 2009, p-71-87, [1979].
芦聽Ce cannibale, le roman, qui a d茅vor茅 tant de formes d'art, en aura alors d茅vor茅 encore plus. Nous serons oblig茅s d'inventer des noms nouveaux pour des livres qui se masquent sous ce terme unique de roman. Et il se peut que parmi les pr茅tendus romans, il y en ait un que nous ne saurons gu猫re comment baptiser聽禄 (p. 80).

Le roman de l'avenir聽: 芦聽Il donnera, comme fait la po茅sie, le contour plut么t que le d茅tail. Il fera peu usage de ce merveilleux pouvoir de rapporter les faits, l'un des attributs de la fiction. Il nous racontera tr猫s peu de choses sur les maisons, les revenus, les occupations des personnages聽; il aura peu de parent茅 avec le roman social ou le roman de moeurs聽禄 (p. 80-81).

芦聽Il ressemblera 脿 la po茅sie dans la mesure dans la mesure o霉 il ne donnera pas seulement, ou pas principalement, les relations des gens entre eux et leurs activit茅s communes, comme le roman l'a fait jusqu'脿 pr茅sent, mais le rapport de l'esprit avec les id茅es g茅n茅rales et son monologue dans la solitude聽禄 (p. 81).

芦聽Nous en sommes venus 脿 oublier qu'une large et importante part de la vie consiste dans nos 茅motions devant les roses et les rossignols, l'arbre, le coucher de soleil, la vie, la mort et la destin茅e聽; nous oublions que nous passons beaucoup de temps 脿 dormir, r锚ver, penser, lire tout seul. Nous ne sommes pas uniquement occup茅es par les relations personnelles聽; toutes nos 茅nergies ne sont pas absorb茅es par le souci de gagner notre vie. Le roman psychologique a 茅t茅 trop port茅 脿 limiter la psychologie 脿 celle des relations personnelles. Nous aspirons parfois 脿 茅chapper 脿 l'incessante, 脿 l'impitoyable analyse de l'amour qui na卯t et de l'amour qui finit [鈥聽禄 (p. 81).
芦聽Les femmes et la fiction聽禄, dans Les fruits 茅tranges et brillants de l'art, traduit de l'anglais par Sylvie Durastanti, Paris, 茅ditions Des Femmes, 1993, p. 9-19, [1979].
芦聽Comme il l'est encore de nos jours, le roman 茅tait alors la forme la plus accessible aux femmes. La chose s'explique ais茅ment. Il n'est pas de forme exigeant moins de concentration que le roman, qu'on peut abandonner plus ais茅ment qu'un po猫me ou une pi猫ce de th茅芒tre. George Eliot n茅gligeait son oeuvre pour soigner son p猫re. Charlotte Bront毛 posait la plume pour 茅plucher les pommes de terre聽禄 (p. 12).
En mati猫re de fiction, l'exp茅rience est chose d茅cisive. Ainsi les meilleurs romans de Conrad n'auraient pas vu le jour s'ils n'avaient pas pu 锚tre marin. 脭tez-en tout ce que Tolsto茂 avait appris de la guerre en tant que soldat [鈥 et Guerre et Paix s'en trouvera substantiellement appauvri聽禄 (p. 12-13).

芦聽[...] un roman traite de milles objets diff茅rents [鈥 qu'il tente d'unifier. Dans tout roman de valeur, la puissante vision de l'茅crivain ordonne ces 茅l茅ments. Mais ils sont aussi pli茅s 脿 un tout autre ordre, ordre impos茅 par les conventions romanesques. Et puisque les hommes arbitrent les valeurs sociales, et que la fiction s'inspire de la vie, les valeurs masculines y pr茅valent donc largement聽禄. (p. 15)

芦聽Les romanci猫res d茅passeront l'obsession du r茅el, la minutieuse observation des menus d茅tails. Au-del脿 des rapports individuels et sociaux, elles poseront les vastes probl猫mes que tente de r茅soudre le po猫te聽: celui de notre destin茅e et du sens de notre existence聽禄 (p. 18).
芦聽De la relecture des romans聽禄, dans L'茅crivain et la vie, trad. de l'anglais par 脡lise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. 芦聽Petite biblioth猫que聽禄, 2008, p. 79-95.
芦聽Le th茅芒tre a cependant des centaines d'ann茅es d'avance sur le roman. Nous ne pouvons ignorer qu'un romancier, avant d'arriver 脿 nous persuader que son monde est r茅el et ses gens vivants, avant de commencer 脿 nous 茅mouvoir 脿 la vue de leurs plaisirs et de leurs peines, doit r茅soudre certaines questions et acqu茅rir certaines comp茅tences. Pourtant, jusqu'脿 pr茅sent, nous avons d茅vor茅 la fiction les yeux ferm茅s. Nous n'avons pas nomm茅, par suite, vraisemblablement identifi茅 le plus simple des proc茅d茅s gr芒ce auquel tout roman doit acc茅der 脿 l'existence聽禄 (p. 89).

芦聽[鈥 Non seulement les m茅thodes ne sont pas nomm茅es, mais que nul n'a en sa possession qu'un romancier. Il peut embrasser n'importe quel point de vue 鈥 et dans une certaine mesure allier plusieurs perspectives diff茅rentes. Il peut se montrer en personne, tel Thackeray ; ou dispara卯tre (peut-锚tre jamais compl猫tement), tel Flaubert. Il peut pr茅ciser les faits, tel Defoe, ou 茅noncer la pens茅e sans le fait, tel Henry James. Il peut balayer les horizons les plus vastes, tel Tolsto茂, ou se concentrer sur une vieille cueilleuse de pomme avec son panier, encore une fois tel Tolsto茂. L脿 o霉 on a toute les libert茅s, on a toute licence 鈥 et le roman, bras grands ouverts, libre d'accueillir tout ce que se pr茅sente, fait plus de victimes que toutes les autres formes de litt茅rature r茅unies聽禄. (p. 90).

芦聽脌 chaque tournant, quelqu'un pour protester que les romans jaillissent d'une inspiration spontan茅e et que Henry James dans son d茅vouement 脿 l'art, a perdu autant qu'il a gagn茅. Nous ne ferons pas taire cette protestation car elle exprime la joie imm茅diate que procure la lecture et sans laquelle une relecture serait impossible faute de premi猫re fois聽禄. (p. 92)

芦聽Le roman est le m茅tier de James聽: c'est la forme adapt茅e 脿 ce qu'il a 脿 dire. Une telle ad茅quation conf猫re 脿 ce genre une beaut茅 鈥 une superbe et noble beaut茅 qu'on ne lui avait jamais vue. Voil脿 qu'enfin il a conquis sa libert茅 et s'est distingu茅 de ses compagnons. Il ne se chargera plus de ce dont personne ne veut. Il choisira de dire ce que personne d'autre ne peut exprimer. Flaubert prendra pour sujet une vieille bonne et un perroquet empaill茅. Henry James trouvera tout ce qu'il lui faut autour d'une table servie pour le th茅 dans un salon聽禄 (p. 93).

芦聽Il est pr茅visible que les romans vont perdre leur aspect chaotique et acqu茅rir des proportions de plus en plus harmonieuses au fur et 脿 mesure que le romancier explore et perfectionne sa technique聽禄 (p. 95).

Former un public de lecteurs de romans聽: 芦聽Celui-ci [le lecteur] ne devrait pas l芒cher le romancier d'une semelle ; lui embo卯ter promptement le pas, le comprendre et ainsi rester tout le temps derri猫re lui, m锚me dans son bureau, en tenant 脿 sa disposition des rames de papier et des 茅diteurs impatients d'accepter le fruit boursoufl茅 se sa solitude, exer莽ant la pression salutaire et exigeante avec laquelle doit compter le dramaturge face aux acteurs, aux spectateurs et 脿 un public form茅 depuis des g茅n茅rations dans l'art d'aller au th茅芒tre聽禄 (p. 95).
"L'Art de la fiction", dans L'茅crivain et la vie, trad. de l'anglais par 脡lise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. 芦聽Petite biblioth猫que聽禄, 2008, p. 99-108.
芦聽Henry James a incorpor茅 au roman un 茅l茅ment ext茅rieur aux 锚tres humains聽: il a cr茅茅 des motifs qui, bien que beaux en eux-m锚mes, sont hostiles 脿 l'茅l茅ment humain聽禄 (p. 103).

芦聽personne ne sait rien des lois de la fiction, de ses rapports avec la vie, de ce 脿 quoi elle peut se pr锚ter. Nous ne pouvons que faire confiance 脿 notre instinct聽禄 (p. 104).

芦聽Partant, alors que le peintre, le musicien et le po猫te re莽oivent leur part de critique, le romancier est 茅pargn茅. On discutera de son caract猫re ; sa morale, peut-锚tre bien sa g茅n茅alogie, seront examin茅es ; mais l'茅criture s'en tirera 脿 bon compte. Aucun critique vivant n'affirmera qu'un roman est une oeuvre d'art et qu'il va le juger en tant que tel聽禄 (p. 107).

芦聽Si le critique anglais 茅tait moins apprivois茅, moins z茅l茅 dans sa d茅fense des droits ce qu'il lui plait d'appeler la vie, le romancier se montrerait peut-锚tre plus intr茅pide. Il pourrait se d茅tacher de l'茅ternelle table o霉 le th茅 est servi, ainsi que des situations plausibles et grotesques qui sont cens茅es rendre compte du tout de l'aventure humaine. Mais alors l'histoire deviendrait bancale ; l'intrigue s'effondrerait ; la ruine s'abattrait sur les personnages. En bref, le roman pourrait se faire oeuvre d'art聽禄 (p. 107).
"L'茅crivain et la vie", dans L'茅crivain et la vie, trad. de l'anglais par 脡lise Argaud, Paris, Payot et rivages, coll. 芦聽Petite biblioth猫que聽禄, 2008, p. 111-121.
芦聽Le romancier 鈥 c'est 脿 la fois ce qui le distingue et le met en danger 鈥 est terriblement expos茅 脿 la vie. Les autres artistes, du moins en partie se tiennent en retrait ; ils se barricadent dans la solitude pendant des semaines avec un plat de pommes et une bo卯te de couleurs, ou bien un rouleau de papier 脿 musique et un piano. Lorsqu'ils 茅mergent, c'est pour oublier et se distraire. Mais le romancier n'oublie jamais et il est rarement distrait. Il remplit son verre et allume sa cigarette, il appr茅cie vraisemblablement tous les plaisirs de la conversation et de la table, mais toujours avec la sensation qu'il est stimul茅 et manipul茅 par la mati猫re dont il tire son art. Un go没t, un son, un mouvement, quelques mots par-ci, un geste par-l脿, un homme qui entre, une femme qui sort [鈥聽禄 (p. 111).

芦聽L'茅crivain a pour t芒che de s茅lectionner un aspect et de faire en sorte qu'il en 茅voque vingt 鈥搖ne t芒che p茅rilleuse et difficile s'il en est, mais c'est 脿 cette seule condition que le lecteur est d茅livr茅 du grouillement confus de la vie et se trouve effectivement marqu茅 par l'aspect pr茅cis que l'茅crivain souhaite lui faire relever聽禄. (p. 118)

芦聽Le romancier est terriblement expos茅 脿 la vie. Il peut observer la vie de sa chaise et engendrer son livre 脿 partir de l'茅cume et de l'effervescence m锚me de ses 茅motions ; ou bien il peut reposer son verre, se retirer dans sa chambre et soumettre son troph茅e 脿 ces processus myst茅rieux gr芒ce auxquels la vie devient, comme le manteau chinois, capable de tenir par elle-m锚me聽禄 (p. 119).

芦聽脌 grands cris stridents, la vie clame sans cesse qu'elle constitue l'authentique aboutissement de la fiction et que, plus l'茅crivain la fr茅quente et se nourrit d'elle, plus son livre sera r茅ussi. Elle se garde pourtant bien d'ajouter qu'elle est extr锚mement impure ; et que le c么t茅 dont elle fait le plus parade ne pr茅sente, bien souvent, aucun int茅r锚t pour le romancier. L'apparence et le mouvement sont les app芒ts dont elle se sert pour l'attirer 脿 sa suite, comme si cela constituait son essence [鈥聽禄 (p. 119).
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